Maurice JOYEUX - Un chancre dans la vie sociale : les directeurs (1961)

 


UN CHANCRE DANS LA VIE SOCIALE :

LES DIRECTEURS

 

Depuis quarante ans, la vie syndicale a profondément changé et seuls peuvent s’en rendre compte les hommes nouvellement intégrés dans l’organisation qui, par le canal de notre littérature, prennent contact avec ce qu’elle fut autrefois et qui confronte l’histoire avec les réalités qui les entourent. Je dis, seuls les nouveaux venus, car pour les autres, pour nous autres, cette évolution sans coupure s’est faite insensiblement dans les faits, laissant intacts les mythes auxquels nous nous raccrochons. Cette situation prend un tour tragique lorsque, brusquement, nous nous arrachons des routines de la vie militante pour prendre du recul et contempler froidement ce qu’est devenu le mouvement ouvrier, lorsque nous essayons de rattacher l’action quotidienne aux perspectives révolutionnaires qui furent son berceau, lorsque nous engageons avec le nouveau venu ce dialogue qui nous situe sur des plans différents, ou nous parlons des langues différentes en attachant aux termes du langage des valeurs différentes, voire opposées.

Un effort de clarté s’impose qui n’a rien à voir à l’idéologie, mais qui concerne le comportement des hommes qui, contrairement à ce que prétendent les marxistes, finissent par imposer aux événements politiques, économiques et sociaux un comportement qui leur permet de se maintenir au centre, et cela pour une raison définitive qui n’a pas échappé aux philosophes anarchistes. Dans le monde qui nous entoure, tout mouvement dépend d’eux et ils sont la seule force dotée de la faculté de communiquer aux choses de l’esprit la rotation qui conditionne l’évolution.

On ne peut donc pas comprendre les transformations profondes qui, presque à notre insu, ont bouleversé le mouvement syndical, sans essayer de situer les hommes qui en sont l’armature et dont la démarche qui pèse sur l’organisation crée cette faille entre le passé et le présent qui parfois donne le vertige. En tête de ces hommes, et peut-être parce que, sous l’éclairage de l’actualité, ils se découpent nettement aux yeux, non seulement des syndiqués, mais de la population toute entière, je veux placer ceux que je nommerai «les directeurs».

Le terme peut paraître nouveau et inusité dans la phraséologie syndicale; pourtant, l’histoire lui a donné un sens qui situe parfaitement la catégorie de militants dont je veux examiner l’attitude. Le mot est employé pour la première fois, je crois, par Schiller dans son histoire de la guerre de «Trente ans», puis dans son drame tumultueux «Wallenstein». Il désigne essentiellement ces militaires détachés auprès des administrations, payés par elles, auprès desquelles ils sont censés représenter les intérêts de l’Empire, mais dont la situation mal définie leur sert à se créer une situation indépendante et singulièrement lucrative. On réemploie le mot sous la Révolution et l’Empire et là encore, il désigne ces petits potentats qui, loin du Pouvoir central, deviennent les tyranneaux vivants sur l’habitant, au nom des grands principes. On pourrait l’appliquer aussi justement à tous ces fonctionnaires ou militaires qui ont servi ou qui servent encore aux colonies ou en Algérie, me parait convenir parfaitement aux syndicalistes dont je veux parler aujourd’hui.

Au lendemain de la guerre de 1914, sous l’impulsion de Merrheim, la C.G.T., sous le couvert de «lesprit gestionnaire», devait commencer cette lente pénétration qui devait lintroduire dans l’appareil économique de l’État. Les événements de juin 36 mal compris, mal exploités devaient précipiter ce mouvement. Il convient de dire qu’à ces dates comme au lendemain de la Libération, les politiciens aux dents longues du parti socialiste qui avaient réussi à s’introduire dans les syndicats pesèrent de tout leur poids pour précipiter l’évolution des cadres du mouvement ouvrier vers les sinécures. Et partout se créèrent des organismes mixtes, caisses, régies, régimes, conseils, commissions, et j’en passe, où des militants syndicalistes furent détachés par l’organisation à tous les échelons. Mieux, à la tête de ces services multiples, l’organisation patronale comme l’organisation ouvrière, se partagèrent les directions. La Sécurité sociale, la Régie Renault, les Charbonnages, les Assedics, tel fut le terrain qui vit proliférer les «directeurs».

Beaucoup étaient des besogneux qui gravitaient autour des directions de syndicats, de fédérations ou d’unions départementales, sans y jouer le premier rôle, car un éclair de bon sens maintint en place les militants de valeur indispensable à la vie du mouvement ouvrier. Beaucoup d’entre eux passaient des salaires difficiles et aléatoires, aux salaires somptueux. Pour eux l’ère de l’autorité, des frais de représentations, des déjeuners d’affaires en cabinet, commençait. Ils furent éblouis!

On les vit solidement accrochés à la hiérarchie des salaires, intraitables sur la discipline, compréhensifs envers les difficultés des entreprises et des bureaux qu’ils avaient à gérer. On en vit même prendre leur distance envers les organisations syndicales qui les avaient mis en place et je suis volontairement modéré, car je me demande ce que certains d’entre eux, dont j’ai le nom au bout de la plume, peuvent avoir encore de commun avec elles. On les vit, par contre, solidement unis entre eux pour défendre et augmenter leurs «avantages particuliers». Installés dans lappareil économique pour y introduire derrière eux lorganisation syndicale, ils ont été souvent, trop souvent, hélas! les interprètes de l’État ou du Patronat pour prêcher parmi nous «la modération», «la compréhension»!

Que diable les affaires sont difficiles, l’économie branlante! Bien peu de ceux qui émargent pour plus de deux cent mille francs par mois, ont défendu devant les conseils d’administration dont ils dépendent, les cinquante mille francs pour tous les salariés que réclame l’Union départementale F.O. Peu les ont trouvés raisonnables.

Mais si nous les avons vus et si nous les voyons encore, d’autres les voient aussi, ceux pour qui le Syndicalisme ne représenta plus rien, ceux au contraire pour qui le Syndicalisme représente un moyen comme un autre de faire carrière. Et si les premiers lui prêtent, par leurs propos, un caractère qui n’est pas le sien, tout au moins pas encore, les seconds justifient ce caractère aux yeux des masses.

Je sais, il y a des exceptions à la règle. Mieux, individuellement, les hommes ne sont jamais totalement ce que leur apparence collective suggère. En général, les «directeurs» sont de bons patrons, le tout est de savoir si le mouvement ouvrier doit créer des patrons bons ou mauvais ou les supprimer! En tout cas, posons le problème nettement. Une fois installés dans la place, les «directeurs» sont-ils en état de remettre en cause, sans compensations équivalentes, la position sociale quils ont acquise, les habitudes quils ont prises, les commodités familiales qui en résultent. Je le dis nettement: JE NE LE CROIS PAS.

Ils sont, dans le cadre syndical, un corps à part et si la pression des événements se précise, ils seront plus un élément désagrégateur qu’un élément gestionnaire. Il faut les entendre lorsque le hasard les rejette à la base, discuter de leur malheur, de l’ingratitude de ceux qui les ont pourtant nantis et sans lesquels ils continueraient à croupir dans des situations médiocres. Ils ne sont pas mauvais, ils sont des hommes, et le milieu qui les hape, les recrée sans même qu’ils s’en rendent compte. L’erreur du syndicalisme, c’est de les introduire dans un cadre où ils se dissolveront.

Il faut le dire nettement, Merrhein s’est trompé. Reconstruire l’économie de l’intérieur employer la tactique du cheval de Troie est une erreur. Les hommes partis à la conquête des organismes mixtes nous reviennent tout imprégnés des vertus de la collaboration de classe. Ils sont le ver dans le fruit, et derrière eux tous les petits «Rastignac» du syndicalisme rêvent de sengouffrer et ceux-ci sont déjà légion qui constituent leur clientèle leur appétit, justifient toutes les combines.

Avec quelques autres dont je me promets de parler par la suite, le problème des «directeurs » doit être réglé par lorganisation syndicale, sans quoi elle en crèvera.

 

Maurice JOYEUX [MONTLUC] (1910-1991), militant cgt-fo.


Source :  Le Monde libertaire - n°67 février 1961                                                                           

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