Simone WEIL - Lettre à Jean Giraudoux - ébauche non envoyée (1939)

 


 

    À l'époque, l'écrivain Jean Giraudoux est directeur du Commissariat général de l'information (CGI), l'organe de propagande étatique créé en juillet 1939 par Édouard Daladier, dont le gouvernement avait succédé au Front populaire. Le 26 novembre, Giraudoux prononce une allocution radiophonique intitulée «Aux Françaises», à propos de Sainte-Catherine pour marquer cette tradition populaire et rendre hommage aux femmes françaises «à l'heure où, en l'absence de la masse votante, elles dirigent ou assument tant de travaux

    Des extraits seront publiés le lendemain, que Simone Weil lit et auxquels elle répond ici. Elle estime de son devoir d'écrivaine de dénoncer comme propagande ce que Giraudoux énonce comme vérité : à savoir la nature prétendument libre et égale du lien régissant la France coloniale et ses sujets colonisés.


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 LETTRE À JEAN GIRAUDOUX

(ébauche)


     Monsieur et cher archicube

    Vos fonctions constituent une excuse à la liberté que je prends pour vous écrire; car puisque vous parlez au public, le public doit pouvoir vous parler. L'admiration et la sympathie qu'ont provoqués en moi vos livres et surtout votre théâtre m'ont donné plusieurs fois le désir, si naturel à des lecteurs, d'entrer en rapport avec vous à la faveur de la camaraderie traditionnelle de la rue d'Ulm et de quelques relations communes ; mais on doit résister à ce genre de désir, car la sympathie entre un auteur et un lecteur est nécessairement unilatérale ; quant aux expressions d'admiration, rien n'est plus ennuyeux à entendre. Mais aujourd'hui c'est différent ; puisque vous vous adressez aux femmes de France et que j'en suis une, j'ai pour ma part, qui doit être, je suppose, une sur vingt millions, le droit de me faire entende de vous. Et bien que ce soit mon admiration pour vous qui m'oblige à vous écrire, ce n'est pas de l'admiration que je viens vous exprimer.

    Je n'ai pas entendu votre allocution ; je l'ai lue dans le Temps. Elle contient un passage qui m'a fait une vive peine. Car j'ai toujours été fière de vous comme d'un de ceux dont on peut prononcer le nom quand on veut trouver des raisons d'aimer la France actuelle. C'est pourquoi je voudrais que vous disiez toujours la vérité, même à la radio. Sûrement vous croyez la dire ; mais je voudrais de tout mon cœur pouvoir vous amener à vous demander si vous la dites, quand vous affirmez que la France dispose d'un domaine colonial attaché à sa métropole par des liens autres que subordination et l'exploitation.

    Je donnerai ma vie et plus s'il est possible pour pouvoir penser qu'il en est ainsi; car il est douloureux de se sentir coupable par complicité involontaire. Mais dès qu'on s'informe et qu'on étudie la question, il est clair comme le jour qu'il n'en est pas ainsi. Combien d'hommes sont privés par notre fait de toute patrie, que nous contraignons maintenant à mourir pour nous conserver la nôtre ! La France n'a-t-elle pas pris l'Annam par conquête ? N'était-ce pas un pays paisible, un, organisé, de vieille culture, pénétré d'influences chinoises, hindoues, bouddhiques ? Ils nomment notamment du nom de kharma une notion populaire chez eux, exactement identique à celle, malheureusement oubliée par nous, de la Némésis grecque comme châtiment automatique de la démesure. Nous avons tué leur culture ; nous leur interdisons l'accès des manuscrits de leur langue ; nous avons imposé à une petite partie d'entre eux notre culture, qui n'a pas de racines chez eux et ne peut leur faire aucun bien. Les populations du Nord, chez eux, meurent chroniquement de faim, pendant que le Sud regorge de riz qu'il exporte. Chacun est soumis à un impôt annuel égal pour les riches et les pauvres. Des parents vendent leurs enfants, comme jadis dans les provinces romaines ; des familles vendent l'autel des ancêtres, le bien pour eux le plus précieux, non pas même pour ne plus souffrir la faim, mais pour payer l'impôt. Jamais je n'oublierai d'avoir entendu un ingénieur agronome, fonctionnaire du ministère des Colonies, me dire froidement qu'on a raison là-bas de frapper les coolies dans les plantations, parce que, comme ils sont réduits à l'extrême limite de la fatigue et des privations, on ne saurait les punir autrement sans plus d'inhumanité. Ignorez-vous qu'on a massacré à la mitrailleuse des paysans qui sont venus sans armes dire qu'ils ne pouvaient pas payer les impôts ? A-t-on jamais même osé démentir les atrocités commises après les troubles de Yen-Bay ? On a détruit des villages avec des avions ; on a lâché la Légion sur le Tonkin pour y tuer au hasard ; des jeunes gens employés dans les prisons y ont entendu à longueur de journée les cris des malheureux torturés. Il y aurait malheureusement bien plus encore à raconter. Et pour l'Afrique, ignorez-vous les expropriations massives dont ont été victimes, encore après l'autre guerre, les Arabes et les noirs ? Peut-on dire que nous avons apporté la culture aux Arabes, eux qui ont conservé pour nous les traditions grecques pendant le moyen âge ? Pourtant j'ai lu des journaux rédigés par des Arabes à Paris en français, parce qu'eux ni leur public ne savaient lire l'arabe. N'avez-vous pas lu dans les journaux, il v a environ un an, qu'une grève avait éclaté dans une mine de Tunisie parce qu'on voulait y contraindre les ouvriers musulmans à fournir pendant le Ramadan, par conséquent sans manger, le même effort que d'habitude ? Comment des musulmans accepteraient-ils ces choses et d'autres analogues, s'ils n'étaient soumis par la force ?

    Je n'ignore pas que cette lettre me met sous le coup du décret du 24 mai 1938, prévoyant des peines de un à cinq ans de prison. Je n'ai pas d'inquiétude à cet égard ; mais quand j'aurais lieu d'en avoir que m'importe ? La prison perpétuelle ne me ferait pas plus de mal que l'impossibilité où je suis, à cause des calomnies, de penser que la cause de la France est juste.


 

 

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