La grève est pour nous l'arme par excellence que la société présente met entre les mains de la classe ouvrière. Astreinte à vendre son travail, cette classe est contrainte de se servir de sa force-travail pour obtenir dans l'atelier des améliorations, il la vend ou la refuse selon les conditions déterminées dans le groupement syndical. Par la grève, dans l'usine où le travailleur passe son existence, il est sur son terrain, sur son champ de manœuvre; par elle il frappe directement son patron auquel il a demandé des améliorations, il lui porte préjudice en arrêtant la rentrée de profits escomptés. Par la grève, l'ouvrier lutte, agit, fait effort, car il ne peut, s'il veut vaincre, laisser à quelques-uns la charge d'agir pour lui.
Pour faire grève, le salarié doit d'abord se vaincre lui-même, en surmontant ses habitudes de soumission et de passivité; la colère soigneusement cachée que suscitent en lui les dures exigences de l'atelier, et qui créent dans son esprit une rupture, une négation théorique: rupture dans l'harmonie des rapports entre lui et le patron, négation de l'autorité et du droit patronal contre lesquels il s'élève, se matérialise, et dès ce jour il y a invinciblement une transformation qui s'opère dans le prolétaire. De ce moment, l'ouvrier ne reconnaît plus l'autorité patronale, elle n'est plus pour lui intangible, il va s'efforcer de la diminuer jusqu'à disparition complète. Or, la force du patronat réside dans la confiance qu'a en lui le travailleur; celui-ci, convaincu que la forme du patronat est nécessaire pour la société, croit dans le patron, et s'il croit il lui est interdit de lutter contre son exploiteur.
La propagande syndicale a pour objet de chasser cette croyance faite de respect et de soumission ; la propagande prend corps par le groupement et la lutte. Répétons-le, la grève est la forme de lutte par excellence. Elle est l'arme par excellence parce qu'elle est le moyen pour le salarié de démontrer sa force, c'est-à-dire la valeur du travail sans lequel une société ne peut vivre, parce qu'elle est le moyen matériel d'atteindre le patron et parce qu'elle constitue la rupture par laquelle le prolétaire “ose” défendre ses droits et ses intérêts.
La grève est donc pour nous nécessaire, parce qu'elle frappe l'adversaire, stimule l'ouvrier, l'éduque, l'aguerrit, le rend fort par l'effort donné et soutenu, lui apprend la Pratique de solidarité et le prépare à des mouvements généraux devant englober tout ou partie de la classe ouvrière.
La grève, puisqu'elle est une arme, un outil mis à la disposition du producteur, ne peut aboutir que si ce producteur sait se servir de l'outil. Que vaut, en effet, une machine perfectionnée mise dans les mains d'un ignorant et d'un incapable ? Rien. Que peut la grève, outil excellent, si l'ouvrier ne sait pas la manier ? Rien. Entre des mains habiles, la machine est puissante et produit utilisée par des producteurs conscients et forts des combats soutenus, la grève est efficace et réussit.
Nous savons que pareil raisonnement n'a pas toujours été tenu. Longtemps, trop longtemps, on a dit au travailleur que la grève était une arme dangereuse, stérile, impuissante; on lui a montré une prétendue inutilité de la grève pour l'en détourner et pour mieux le diriger vers l'usage de moyens politiques dont le moins qu'on peut dire, c'est qu'ils sont incapables de créer et de produire. Et, malgré les condamnations et les excommunications, les grèves se sont multipliées, accrues, étendues ! C'est que la grève est au-dessus de nous, elle nous dépasse, nous sommes ses serviteurs. Aussi que valent ces condamnations et ces excommunications ? Rien. La vie les méprise et les rejette, elle n'en a cure. Et c'est justice.
De ce qui précède, il résulte que la grève est une arme naturelle de lutte, qui n'a pas été inventée par l'homme, mais que la société porte en elle et impose aux déshérités. Ces derniers, pour en tirer profit, doivent apprendre à la manier et ils doivent la considérer non comme une arme nuisible par elle-même, mais d'un fonctionnement délicat, exigeant de bons manœuvriers. Pour être bon manœuvrier, il faut avoir confiance dans son outil et dans son arme. Là est, et pas ailleurs, le secret de la grève. Il faut donc à nos yeux organiser la grève, la déclarer quand les circonstances sont favorables ou le paraissent, il faut s'entourer de garanties, il faut en un mot la faire à propos et non hors de propos.
C'est à une méconnaissance des exigences de la grève que sont dues les défaites. Mais cette méconnaissance s'atténue, s'amoindrit, c'est à la faire disparaître que pour notre part nous besognons. La classe ouvrière parviendra-t-elle à pratiquer la grève dans des conditions meilleures ?
Oui. Elle y parviendra, lentement peut-être, difficilement c'est certain, et elle y parviendra d'autant plus vite que, souvent et utilement maniée, elle fortifiera les hommes, les rendra plus hardis et plus confiants. Langage subversif, grossier, légitimant la lutte, le heurt, le choc, les passions et les haines, dira-t-on !
Nous répondrons: la grève n'est pas une distraction, ni un amusement, ni un passe-temps, elle est une nécessité - un mal nécessaire - elle nous prend, nous entraîne, nous emporte, souvent malgré nous, et puisqu'elle est cela, nous ajoutons qu'il est préférable, ayant appris à la connaître, que nous en proclamions la valeur et l'urgence.
La preuve qu'elle s'impose se trouve dans ce fait : que le premier acte d'un ouvrier atteint ou non atteint par la propagande est de faire grève dès qu'il veut protester. C'est que la grève est là à sa portée, à l'état sauvage peut-être, mais état modifiable et perfectible. Que sont la plupart des produits de la terre ? Des produits sauvages que l'homme par ses soins a transformés, modifiés, améliorés. Qu'est la grève produite par la société ? Une manifestation brutale que l'homme, par son expérience, peut transformer, modifier, améliorer.
Victor GRIFFUELHES,
Le syndicalisme révolutionnaire (1909)
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