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jeudi 19 juin 2025

Karel YON - Quand le syndicalisme s’éprouve hors du lieu de travail. La production du sens confédéral à Force ouvrière (2009)

 




Quand le syndicalisme s'éprouve hors du lieu de travail

La production du sens confédéral à Force ouvrière

    Par Karel Yon 

Extrait de Politix, vol. 22, 85, 2009

 

Sommaire :


Une culture organisationnelle marquée par le fédéralisme et la distance à la politique

    Le fédéralisme organisationnel
    La mise à distance de la politique


Le « style du groupe » à l’épreuve des stages de formation

    Les frontières du groupe : « classisme » et distance à la politique
    Les liens du groupe : l’indépendance comme obligation
    Les normes langagières : un rapport ambivalent au discours


Ce que les stagiaires font de la formation

    Des usages pluriels du dispositif confédéral
    Les effets d’une injonction contradictoire : « former sans conformer »



 

    En 1989, Marc Blondel remplaçait André Bergeron à la tête de la CGT-Force ouvrière, plus connue sous le nom de FO. Regrettant la conversion néolibérale des élites patronales et républicaines, il revendiquait la nécessité d’un syndicalisme plus « contestataire », enjoignant les militants à « prendre du recul » pour saisir et combattre la « dénaturation » de la négociation sociale [1]. Ce changement de leadership s’accompagna d’un accroissement de la place accordée à l’action protestataire au plan confédéral, comme l’illustrent en particulier, de 1991 à 1995, de 2003 à 2009, les appels devenus routiniers des instances confédérales à la « grève générale interprofessionnelle [2] ». Assortie de la perte de deux institutions-phares du paritarisme, domaine dans lequel FO avait longtemps occupé une place centrale [3], et de la poignée de main, en 1995, de Marc Blondel avec son homologue de la CGT Louis Viannet [4], cette évolution apparut d’autant plus marquante qu’elle semblait trancher fortement avec les pratiques antérieures de la confédération, couramment résumées par l’anticommunisme, la pratique conventionnelle et le « pragmatisme » [5]. Certains auteurs ont cependant pointé les limites de cette réorientation, mettant en garde contre les « effets de rhétorique » et pointant le décalage entre discours confédéraux et pratiques fédérales [6].

    Cet article se propose de rendre compte d’un aspect du changement de cours confédéral : l’importance nouvelle accordée à l’action syndicale au plan interprofessionnel, dans une organisation habituellement très fédéraliste. Pour ce faire, je partirai du principe que les changements opérés sur la scène confédérale n’impliquent aucune automaticité quant aux évolutions des autres dimensions, fédérales ou locales, de l’organisation syndicale, quand bien même celles-ci sont interdépendantes. Cette approche permet de dépasser le registre de la contradiction entre discours et pratique en prenant en compte la culture organisationnelle propre à FO. Marquée par le fédéralisme et la distance à la politique, celle-ci structure la façon dont peut se déployer le « syndicalisme de contestation ». Je concentrerai mon article sur la formation confédérale des militants, dans la mesure où l’injonction à « penser interpro », qui se diffuse dans les stages, découle de ces contraintes tout en essayant de les déjouer. Je présenterai ensuite cette « culture en interaction [7] » à partir d’une ethnographie des stages de formation et, pour conclure, je réfléchirai aux usages que les stagiaires peuvent faire de la formation [8].
 

Une culture organisationnelle marquée par le fédéralisme et la distance à la politique


    Une approche attentive à la structuration du syndicalisme comme coalition d’acteurs hétérogènes permet de surmonter les limites des interprétations les plus courantes sur les évolutions de FO. Au discours officiel des dirigeants confédéraux, cherchant à légitimer leur rupture en l’inscrivant dans la continuité [9], s’opposent souvent des approches critiques qui insistent sur le rôle déterminant de la minorité trotskyste « lambertiste » dans la radicalisation de FO. Portée en 1989 par certains partisans de Claude Pitous, le rival malheureux de Marc Blondel, cette thèse fut ensuite au cœur de la campagne de Jacques Mairé, outsider du congrès confédéral de 1996. Elle constitue le principal argument de l’ouvrage du journaliste Christophe Bourseiller, qui relaye largement le point de vue de ces opposants [10]. On la retrouve dans les ouvrages de Dominique Andolfatto et Dominique Labbé [11] et de René Mouriaux [12], qui ne tiennent pas compte du fait que les militants de cette mouvance, investis au sein de FO depuis les années 1960, ont intégré la majorité confédérale d’André Bergeron dès 1980 [13]. À travers ce schème intellectualiste de « l’influence », l’occupation de positions dans la confédération est uniquement considérée comme une ressource instrumentale : il suffirait de conquérir une organisation pour en réorienter radicalement le cours.

    Or l’inscription dans un univers organisationnel est autant un support pour l’action qu’une contrainte bornant tout à la fois les limites du possible et du pensable. C’est ce que pointent Élisabeth Clemens et Debra Minkoff qui décrivent l’essor récent, dans la sociologie de l’engagement et des mouvements sociaux, de travaux dépassant l’opposition entre les perspectives du cadrage et de la mobilisation des ressources pour s’intéresser aux liens entre dynamiques organisationnelles et symboliques [14]. Dans cette perspective, les responsables syndicaux qui prônent le changement ne sont pas simplement confrontés à l’inertie organisationnelle. Si la nouvelle équipe confédérale diffère, par certains aspects, de la précédente [15], elle n’en a pas moins incorporé cette inertie comme un élément de la culture organisationnelle. Dans la culture confédérale, la structuration fédérale et la centralité symbolique d’une légitimité construite dans la distance à la politique s’articulent pour constituer une double contrainte, sociale et symbolique, à la mise en forme de la nouvelle « conscience de classe » promue au plan confédéral [16].
 

Le fédéralisme organisationnel

    La loi de 1884, en constituant le syndicat professionnel comme unité de base, a fait du fédéralisme le mode commun d’organisation du mouvement syndical. La genèse de la CGT, dans la rencontre entre fédérations professionnelles et bourses du travail, lui a donné la forme d’une double intégration professionnelle et territoriale. Le fédéralisme se décline cependant différemment selon les organisations : si les structures de la CFDT sont plus centralisées [17], FO partage une matrice organisationnelle commune avec la Fédération de l’éducation nationale (FEN) et la CGT [18]. Mais tandis que le fédéralisme de la CGT s’est longtemps doublé du centralisme organisationnel du PCF, et qu’à la FEN il se conjuguait avec le droit de tendance, la conservation des principes d’organisation de la « vieille CGT [19] » a constitué un trait distinctif, revendiqué comme tel, de FO dans le champ syndical.

    Les circuits de dévolution de l’autorité sont ceux d’une pyramide à double base, professionnelle et territoriale, organisant une « configuration de jeu à plusieurs niveaux [20] » : celui du syndicat, des unions départementales (UD) et fédérations ; et celui de la confédération. Si les instances fédérales et départementales sont élues selon des règles diverses, leurs représentants au sein du Comité confédéral national élisent parallèlement la Commission exécutive et le Bureau confédéral. Dans les congrès confédéraux, les syndicats désignent ainsi leurs délégués qui votent des résolutions mais n’élisent pas ceux qui devront les appliquer. Cette démocratie syndicale indirecte se caractérise donc par l’existence de nombreux filtres entre la base syndicale et son sommet confédéral, chaque niveau étant en théorie autonome. Même les UD, censées être statutairement les relais au plan local des orientations confédérales, conservent ainsi leur souveraineté pour peu que leur représentativité leur assure suffisamment de ressources propres [21]. L’éventualité d’une centralisation financière est toujours considérée comme contraire à la logique même du syndicalisme. La confédération s’est ainsi opposée au Rapport Hadas-Lebel, qui préconisait une consolidation au niveau confédéral des comptes des organisations [22]. Autre signe de la réalité de ce fédéralisme, la dispersion des locaux des fédérations. À la différence de la CGT et de la CFDT, dont les fédérations sont regroupées avec leur confédération dans un même endroit, à FO, seules quelques organisations côtoient la direction confédérale, les autres étant dispersées dans Paris et sa région.

    Le respect, contraint et légitimé, de l’autonomie des organisations confédérées a longtemps fait des arènes interprofessionnelles des espaces lâches de coordination. Cet entre-soi, le plus souvent réduit aux réunions restreintes des instances confédérales [23], structure ainsi d’abord un réseau de « responsables » soucieux de défendre les intérêts de « leur » structure, plutôt qu’une véritable sociabilité de groupe. Cette faible conscience collective n’est que rarement compensée par l’activité syndicale à la base : la tendance longue de désyndicalisation a multiplié les situations où le syndicat se résume souvent aux quelques individus porteurs de mandats, quand il ne s’agit pas seulement du délégué syndical.
 

La mise à distance de la politique

    Se combine à ce cadre organisationnel un cadre culturel qui lui est directement lié. Historiquement opposé, dans les représentations indigènes, au centralisme et au « fanatisme » communistes, le fédéralisme de FO était perçu comme garant de l’absence d’un centre unique de vérité. Il entrait en résonance avec les formes d’organisation et le discours « laïque » de ses mouvances militantes constitutives (socialistes SFIO, francs-maçons, syndicalistes révolutionnaires). La distance à la politique, associée à la valorisation du pluralisme interne, s’est trouvée de la sorte au fondement de la légitimité syndicale [24]. Si la mise à distance de la politique n’apparaît plus aujourd’hui comme un discriminant dans le champ syndical, les militants de FO revendiquent une plus grande rigueur dans l’application de ce principe. Elle se traduit, depuis les années 1970, par l’interdiction de « parler politique » dans les arènes syndicales, c’est-à-dire, en pratique, par la stigmatisation des discussions qui apparaîtraient trop « abstraites » ou idéologiques. Une anecdote, relevée lors du congrès confédéral FO de 2004, permet d’éclairer les implications de cette posture :

  •     Je dîne avec un jeune délégué du personnel, la trentaine, militant dans le Sud-Ouest, adhérent depuis peu. Il travaille dans une société d’affichage et participe au congrès, non comme délégué, mais au titre du service d’ordre. Il est seul car il n’a pas retrouvé ses douze collègues, délégués du personnel des autres succursales de sa société. Celui-ci m’explique le désarroi de cette poignée de jeunes syndiqués qui, découvrant le « gigantisme » du congrès, en ont dès le départ été contrariés, traduisant en ces termes leur malaise : « Ils n’ont pas aimé : de tels moyens ça faisait parti politique » [25].


    Dans un contexte de discrédit de la catégorie « parti », la rhétorique de l’indépendance est une ressource de légitimation centrale. Mais, après avoir permis l’entrée dans l’univers syndical, la distinction des catégories « syndicat » et « parti » peut en contrarier l’exploration, quand vient le temps de relier un engagement local aux dimensions plus larges du mouvement. C’est ce qui semble advenir à ces militants, laissés à eux-mêmes dans un lieu qui les dépasse. Leur « leader charismatique » – selon les termes de mon interlocuteur – les ayant abandonnés, ils ne peuvent bénéficier du soutien cognitif d’un militant expérimenté qui les aurait intéressés au congrès en leur en expliquant le sens, en contrariant notamment les analogies spontanées entre « confédération » et « parti » que rapprochent en pratique l’échelle d’intervention sur la scène nationale, les savoir-faire rhétoriques mobilisés, la médiatisation et la mise en scène. Appartenir à une organisation suppose en effet de savoir faire la différence entre ceux qui sont membres et ceux qui ne le sont pas, c’est-à-dire de penser les catégories légitimes sous lesquelles inscrire l’équivalence militante. Cette opération pose moins problème au niveau d’une section syndicale, où les formes d’engagement peuvent participer d’un « régime du proche » n’impliquant pas de contraintes de justification [26]. Elle apparaît autrement plus complexe quand les militants se déplacent de l’horizon d’action immédiat, local, concret propre au militantisme d’entreprise – mode d’entrée le plus courant en syndicalisme [27] –, vers des espaces moins familiers d’action.

    Anselm Strauss mettait en garde contre notre inclination à formuler ces opérations conceptuelles « en termes de mode de pensée plus ou moins élevés, ou, comme on dit souvent, de raisonnement “concret ou abstrait” [28] ». Il les définissait comme des formes d’intégration à « divers modes de fonctionnement de groupe [29] ». Monter en généralité du « proche » au « confédéral » ne relève ainsi pas seulement du processus intellectuel. La mise au jour de l’inscription sociale des processus cognitifs est au cœur des travaux de la « nouvelle sociologie de la connaissance [30] ». Les façons de penser sont indexées à des dispositifs : comme le montrent les travaux de « sociologie culturelle », il n’y a pas seulement des représentations collectives intériorisées par les individus, mais des logiques de groupe qui se constituent dans les interactions [31]. Nina Eliasoph décrit par exemple comment des activistes environnementaux ne peuvent se déprendre d’un registre individualiste et NIMBY [32] que lorsqu’ils sortent des arènes médiatiques officielles pour s’insérer dans des réseaux d’information alternatifs : la mise en forme légitime de leur cause est configurée par les attentes des publics en direction desquels elle s’énonce [33]. Dans un travail sur les organisations caritatives aux États-Unis, Paul Lichterman a montré comment les formes d’organisation des bénévoles religieux, selon qu’elles relèvent du networking ou d’un modèle plus délibératif, influent sur leurs capacités réflexives et la pérennité de leur action [34]. Les façons d’être, de parler et de penser des activistes, bénévoles et militants évoluent ainsi en fonction des publics (réels ou imaginaires) auxquels ils s’adressent ; ces publics sont informés par les structures des organisations, celles-ci constituant autant de contextes d’interaction spécifiques.

    Les ambiguïtés du « tournant contestataire » de FO peuvent être utilement éclairées par cette grille de lecture. Il apparaît comme la tentative par une organisation structurée par le fédéralisme et la distance à la politique, de développer des cadres collectifs où puisse s’éprouver le sentiment d’appartenance commune à la confédération et, par extension, à la « classe ouvrière », par la co-présence et l’intériorisation de formats de pensée dépassant l’horizon de l’action professionnelle. Divers dispositifs institutionnels sont mobilisés à cet effet – dont certains ont d’ailleurs préparé la victoire de Marc Blondel plus qu’ils n’en ont résulté – : le développement de la presse et d’initiatives militantes confédérales [35], des pratiques manifestantes, plus récemment des colloques, etc. Ces initiatives organisationnelles produisent des cadres où s’actualise le « style FO ». Elles permettent de constituer un groupe propre, au-delà de l’entre-soi des responsables syndicaux qui représentaient chacun leur propre groupe. En renforçant un sentiment d’appartenance collective, elles contribuent à concerner davantage les militants à l’activité de la confédération, ce processus légitimant, en retour, un concernement accru de la direction confédérale pour les choix d’orientation des structures confédérées [36].

    J’aborderai ce processus en me focalisant ici sur le développement de la formation syndicale confédérale. Celle-ci offre en effet un observatoire privilégié de l’intrication des logiques symboliques et organisationnelles. Les stages de formation apparaissent en effet qualitativement différents des congrès et manifestations, en tant qu’ils visent explicitement la production et l’appropriation du sens confédéral. Ils constituent ainsi des espaces de réflexivité collective, des moments de discussion autour des « bonnes » raisons d’agir en tant que syndicaliste. Mais si les stages apparaissent comme le lieu où se déploie une entreprise de moralisation militante, celle-ci est toujours bordée par l’injonction à « ne pas faire de politique ».
 

    Organisation et développement de la formation syndicale confédérale


    La formation des syndicalistes a été encouragée par la puissance publique dès les années 1950. C’est de cette époque que date le Centre de formation des militants syndicalistes (CFMS), structure chargée de la production et de l’organisation de la formation menée au nom de la confédération. Certaines fédérations ont cependant leurs propres structures de formation, sans parler des organismes privés qui interviennent sur le segment, constitué en marché, de la formation des élus dans les institutions représentatives du personnel. Le développement de ce secteur a largement été conditionné par la loi de 1985 sur le congé de formation économique, sociale et syndicale, renforçant les moyens alloués par l’État. Le rapport d’activité présenté au congrès de 1989 note ainsi « l’explosion de la demande de stages » depuis cette date. Mais l’essor de la formation tient également à l’importance nouvelle qui lui est donnée après 1989. Il s’agit de faire une formation plus « militante », davantage orientée vers l’inculcation d’une vision du monde que vers l’apprentissage de savoir-faire techniques. En 1991-1992 est mis en place un « plan de formation syndicale continue » visant à redéployer l’activité de formation. Il propose une offre réorganisée et plus étoffée qui se traduit par la multiplication des stages et leur décentralisation. 90% des stages sont dorénavant organisés dans les UD, avec une moyenne de 16 stages hebdomadaires. Le mouvement social de 1995 suscite un regain de tension entre la confédération et certaines structures confédérées, creusant la distance entre les formations fédérales et confédérales (plusieurs collaborations sont suspendues). Des projets sont alors élaborés conjointement avec le secteur organisation pour compenser cette situation. Un cycle de formation des responsables et futurs responsables d’UD et de fédérations est mis en place entre 1996 et 2004.
    Le dispositif d’animation est très centralisé, à la différence de la formation syndicale CGT : les stages sont assurés par un pool d’une trentaine de formateurs, dont la moitié, salariés de la confédération ou détachés de la fonction publique, se consacrent à plein temps à cette activité. Depuis les années 1970, les responsables et formateurs sont extérieurs au monde de l’enseignement. Les animateurs sont d’abord des professionnels du syndicalisme : ils sont recrutés en fonction de leurs qualités militantes (attestées par l’occupation de positions de responsabilité dans les structures syndicales), et les reconversions semblent plutôt se faire dans les instances de l’organisation. Le capital scolaire comme le statut professionnel ne sont pas discriminants dans la sélection des animateurs, qui vont de l’ouvrier qualifié au cadre diplômé du supérieur, issus de secteurs professionnels divers, du public et du privé. S’il n’y a pas d’enseignants, on note plus de liens avec le monde de la formation d’adultes, notamment chez les assistants confédéraux (qui secondent techniquement les secrétaires confédéraux, élus), chargés de la coordination pédagogique : l’un était retraité de l’EDF, devenu cadre par la promotion interne ; son successeur était inspecteur du permis de conduire ; l’actuel assistant avait auparavant la charge de la formation professionnelle.
    D’après les statistiques confédérales, la nouvelle politique de formation ne s’est pas traduite avant les dernières années de la décennie 1990 par une augmentation sensible du nombre de stagiaires. Dans les premiers temps de la nouvelle équipe, le nombre moyen de stagiaires reste stable, autour de 4 500 par an de 1985 à 1992. Il descend même à 3 800 entre 1993 et 1995 (ce qui est sans doute lié à la réorganisation du dispositif de formation), pour ne dépasser les 6 000 stagiaires par an qu’à partir de 1998. Dans les années 2000, la confédération revendiquait 10 000 participants annuels.
    Le congrès confédéral de 2007 a adopté le mandat d’une nouvelle refonte de la formation syndicale. Celle-ci est toujours orientée par l’objectif de resserrer les liens entre la confédération et les fédérations. Mais elle est surtout mise au service du développement et de la syndicalisation. Le nouveau secrétaire confédéral chargé de la formation, René Valladon, insiste sur la nécessité du développement d’un « appareil intermédiaire » pour faire face aux nouvelles règles de représentativité [37].

 

Le « style du groupe » à l’épreuve des stages de formation


    On pourrait penser que le « style FO », qui valorise le pluralisme des opinions et l’autonomie des organisations confédérées, soit incompatible avec l’inculcation d’un « sens commun » de l’activité syndicale. La formation entend précisément forger les conditions de cette discipline collective en amont, en invitant les militants à intérioriser l’idée d’un « nous » libre mais solidaire, élargi au-delà de l’enceinte professionnelle. L’observation participante aux stages de formation syndicale donne ainsi à voir ce que peut signifier « être FO [38] ».
 

Terrains : l’observation des stages

    Tout au long d’un travail de terrain plus large, j’ai participé à divers types de stages entre 2003 et 2005 : un stage de responsables (« Le politique », Paris, 18-20 mars 2003), deux stages élémentaires (« Découverte FO et moyens d’action du syndicat », Lens, 8-12 décembre 2003 et Puteaux, 29 mars-2 avril 2004) et deux stages thématiques (« Initiation au droit du travail », Lens, 3 décembre 2003 et « Éveil syndical à l’économie », Lille, 6-8 décembre 2005). J’ai également participé, en tant qu’intervenant, à deux stages « supérieurs » à l’Institut des sciences sociales du travail de Paris I (Sceaux, les 13 mai 2004 et 24 février 2005). Les stages « découverte » sont les plus nombreux : en 2003-2004, période d’observation, environ 200 stages découverte étaient organisés chaque année dans les 104 UD, contre une cinquantaine de stages de droit du travail. Resté longtemps marginal, l’effort de diffusion auprès des militants d’un cadre de pensée d’ordre macroéconomique s’est renforcé dans le courant des années 2000. Comme le soulignait le responsable d’UD à l’ouverture du stage : « Le stage d’éveil à l’économie est de plus en plus prisé, avant cela n’attirait pas grand-monde. » Une cinquantaine de ces stages avaient été programmés en 2008. Chaque formation réunit entre dix et quinze participants. Les prénoms des syndicalistes ont été modifiés afin de préserver leur anonymat. En complément, j’ai réalisé des entretiens avec divers acteurs de la formation (stagiaires, animateurs et responsables confédéraux).

    La notion de « style de groupe » (group style) a été forgée par Nina Eliasoph et Paul Lichterman [39]. Au-delà d’une culture habituellement conçue comme un ensemble de symboles partagés, et s’inscrivant dans la continuité des approches néo-institutionnalistes dont ils offrent un prolongement ethnographique, ces auteurs font l’hypothèse que les cadres sociaux « filtrent » la culture. En insistant sur la nécessité de saisir la culture en interaction, ils invitent à être attentif à la diversité des contextes : les comportements des militants réunis en stage ne présument pas de leur conduite dans le cours routinier du militantisme professionnel, de même que les échanges observés sur la scène d’un stage doivent être complétés par ce qui se dit ou se fait dans les coulisses : en aparté, lors des repas ou des pauses cigarette. Ils offrent une grille de lecture directement opérationnelle pour saisir empiriquement les pratiques militantes. Pour ce faire, ils distinguent trois dimensions dont le croisement permet de repérer des configurations socio-symboliques : les « frontières du groupe », qui touchent à la position que les acteurs s’attribuent sur une carte sociale imaginaire, les « liens de groupe », qui renvoient au mode d’organisation et aux obligations morales qui lient les membres entre eux, et les « normes langagières » qui définissent le rapport légitime au discours.
 

Les frontières du groupe : « classisme » et distance à la politique

    Dans les stages « découverte » destinés aux nouveaux adhérents, c’est à travers la présentation et le remplissage d’un schéma sur le « rapport des forces dans l’entreprise » que les novices sont invités à prendre conscience de la frontière séparant patron et salariés : « Utilisé depuis plus de vingt ans, ce schéma est né de la nécessité de faire apparaître clairement et pertinemment aux militants la place des uns et des autres, en particulier celle de l’employeur et du syndicat, tant les discours patronaux et politiques avaient semé et sèment encore la confusion sur le rôle de chacun. Curieusement donc, mais non sans raison, en ce début du XXIe siècle, la conscience de classe des salariés est une matière à expliquer et à démontrer en permanence [40]. » De forme circulaire, le schéma isole dans sa partie supérieure la place du « patron ». De ce côté sont identifiés les « pouvoirs » et les « capitaux ». Dans la partie inférieure mais largement majoritaire du cercle, au centre, se situe « le syndicat », qui « revendique » en direction du patron. Il est relié, vers le bas du cercle, aux diverses institutions représentatives du personnel. L’identification de ces instances constitue le premier travail des stagiaires, rassemblés en petits groupes de militants d’origines professionnelles diverses. Le souci des formateurs est alors de casser les « nids », autrement dit, de séparer les stagiaires issus de la même entreprise ou administration, et de mélanger salariés du public et du privé. Cet exercice vise à désamorcer l’opposition entre secteurs public et privé en faisant travailler les stagiaires sur le vocabulaire des institutions représentatives du personnel, de manière à leur faire constater l’équivalence des fonctions remplies par des institutions portant des noms différents. Les formateurs peuvent ainsi conclure, de manière systématique, à l’artificialité de la coupure public/privé. Au-delà des stages « découverte », le rappel de l’antagonisme des intérêts de classes est récurrent. Lors du stage de formation au droit du travail, la formatrice s’appuie sur la remarque d’un militant pour rappeler la règle « classiste » :

  •     Ils étudient une convention collective nationale dans laquelle figure le terme de « collaborateur ». « Ah non ! on n’est pas des collabos », réagit un militant. La formatrice renchérit : « Attention vous n’êtes en aucun cas des collaborateurs de l’employeur. Vous êtes des salariés. Vous fournissez un travail, vous ne participez pas à la gestion. » Elle poursuit cette idée : « Vous l’avez vu en stage découverte, il y a des intérêts très différents. On ne peut pas être un syndicaliste et un collaborateur, ou alors on n’est pas à Force ouvrière. » Un stagiaire lance : « C’est la CFDT ! », suscitant rires et approbations. Plus tard, un autre participant évoque le cas de son usine où s’organisent des petits-déjeuners dans lesquels les ouvriers peuvent faire des propositions à la direction. Il livre cette information incidemment, sans énoncer de jugement quant au bien-fondé du dispositif. L’intervention de l’animatrice va permettre de donner une charge morale à ce propos : « Pour ça il y a les CE, les DP, les réunions syndicales. Un conseil : les petits-déjeuners, n’y allez pas. On n’est pas copains, on ne veut pas du paternalisme. On ne peut pas défendre les salariés et être le toutou du patron ! [Un autre stagiaire rebondit alors : « C’est des Judas ! »] Sinon vous abandonnez FO ! Attention je ne vous dis pas de rentrer vous battre avec votre patron. [Le même : « Chez nous à FO c’est le dialogue, après on agit. Eux à la CGT ils font grève, ils aboient et après ils discutent. »] Il faut discuter, mais sans être dupe : savoir faire la part des choses. »


    L’identité syndicale se construit ainsi dans la délimitation des frontières vis-à-vis des employeurs comme des organisations syndicales concurrentes. La confédération s’est positionnée, dans les années 1970, à contre-courant d’une approche qui visait à donner aux organisations syndicales, et plus largement aux salariés, le pouvoir d’intervenir dans la gestion des entreprises et de l’économie. Lors d’un stage, un formateur avait mobilisé un exemple particulièrement frappant pour donner à voir les prescriptions de l’institution en matière d’autolimitation de l’entendement syndical : « Prenons le cas d’un salarié, délégué du personnel, qui aurait violé une de ses collègues. Est-ce qu’on doit le virer ? Ce n’est pas à nous d’assumer la décision, mais au patron : au CE, nos élus s’abstiennent. » En tenant ces propos, il comptait marquer les esprits en rappelant, par contraste avec la gravité du cas, la délimitation du domaine légitime d’intervention syndicale : quand bien même une situation paraîtrait devoir être nettement sanctionnée sur le plan moral, elle ne saurait conduire les représentants des salariés à des décisions qui ne leur reviennent pas. C’est d’abord sous l’angle de cette division sociale des tâches de direction/gestion et d’exécution que prend sens la différence des classes.

    Dans la mesure où cette solidarité de classe est d’abord négative, elle n’empêche pas la reconnaissance de l’hétérogénéité du salariat. De même que le refus de la gestion démarque FO de la CFDT, cette reconnaissance des hiérarchies sociales constitue un discriminant vis-à-vis des positions de la CGT, dont le classisme s’est longtemps fait plus volontiers ouvriériste et tendu vers le projet d’une « société sans classes ».

  •     J’ai pu le constater lors du stage d’économie. À l’occasion d’une pause, deux stagiaires discutent de la CGT. Tous les deux employés, ils n’aiment pas cette organisation parce qu’elle « bouffe du cadre », dixit l’un d’eux. Ils sont pour que les cadres soient avec les autres salariés. Ils s’en moquent que les cadres gagnent plus : « tant mieux pour eux ». Cette acceptation de l’ordre social comme allant de soi est particulièrement visible lorsqu’au dernier jour du stage, le formateur nous propose un exercice de groupe : « Quelle serait selon vous une société socialisée ? Réfléchissez à cette idée. Je n’emploie pas de mots politiques exprès. » On réfléchit en groupes. Les stagiaires sont assez dubitatifs sur les termes. On évoque l’hypothèse que société et socialisée soient peut-être issus du même mot. La définition d’une « société socialisée » paraît ainsi se stabiliser autour de l’idée d’une société dans laquelle on aurait mis « plus de social » (et peut-être pour le formateur également, qui voulait dire plus que « social » sans aller jusqu’à dire « socialiste »). Chacun réfléchit alors à la société idéale, les uns se concentrant sur la dimension sociale (la répartition des richesses), les autres sur la dimension idéale (l’égalité hommes-femmes par exemple). Après un débat sur l’ampleur de cette répartition, on rejette « équitable » parce que le formateur a dit que c’était libéral, mais on adopte « juste » et non « égalitaire » parce que personne n’est gêné que certains gagnent plus que d’autres. Hassan, qui aura été parmi les plus instinctivement « anti-patron » pendant le stage, reprend à son compte une idée exprimée à plusieurs reprises : « Il y aura toujours des patrons, c’est utopique de croire qu’il pourrait ne plus y en avoir. Et les patrons voudront jamais que les salariés gagnent autant qu’eux, ou qu’eux ils gagnent autant que des salariés. » Lors de la restitution, un stagiaire évoque la destruction du système capitaliste : il avait été désapprouvé par les autres dans la phase de réflexion. Le formateur : « Non, c’est pas notre but, on n’est pas contre un système, on n’agit pas contre des idées politiques. Nous on est indépendant, on est un syndicat, c’est-à-dire un contrepoids et pas un contre-pouvoir. Et ça c’est depuis la Charte d’Amiens en 1906 qu’on est libres et indépendants. En plus, ça irait dans le sens de ceux qui disent qu’on est trotskos. Là on se positionnerait clairement à l’extrême gauche, mais à FO y a pas que des trotskos, y a de la droite et de la gauche, c’est important. »


    L’appartenance syndicale se définit par une double démarcation : les salariés sont ceux qui ne dirigent pas l’entreprise, les syndicalistes sont ceux qui ne dirigent pas la société. Le point commun entre ces deux distinctions est la définition « anti-intellectualiste » du syndicat « contrepoids et non contre-pouvoir ». Parce que les syndicalistes se regroupent pour défendre les intérêts « concrets » des travailleurs, ils n’ont pas à se mettre à la place du patron ou des dirigeants politiques. Comment peut dès lors se gérer la tension entre ce refus des identifications abstraites et le projet confédéral de penser au-delà du lieu de travail ?
 

Les liens du groupe : l’indépendance comme obligation

    La conscience de classe n’est pas, dans les formations, un « supplément d’âme » abstrait. Subjectivement, cette identité commune doit pouvoir s’inscrire dans les réflexes de pensée des militants, notamment par l’usage des pronoms légitimes. C’est ce qu’illustre cet échange dans un stage « découverte », alors qu’un stagiaire dit « vous » au formateur pour désigner la confédération à travers lui (il le tutoie sinon sans problème). Le formateur réagit tout aussi spontanément : « Faut dire nous ! Qui c’est, vous ? Quand les journalistes attaquent le secrétaire général, c’est nous tous qu’ils attaquent. Parce qu’on est indépendants, on ne signe pas n’importe quoi. La presse, elle, n’est pas indépendante, elle appartient à des grands groupes industriels. Quand on attaque Blondel, c’est FO qu’on attaque. Et nous on est tous FO. »

    Objectivement, la solidarité de classe s’incarne dans les liens interprofessionnels. En déclarant « Y a pas d’école du syndicalisme ! Vous pouvez un jour remplacer Jean-Claude Mailly, vous avez toutes vos chances. Moi, mon secrétaire confédéral c’était un facteur », un formateur rappelait ainsi aux militants que l’univers syndical, à la différence du monde professionnel, ne reconnaît pas la hiérarchie des statuts scolaires comme principe de sélection. L’institution syndicale récuse ainsi toute définition intellectuelle du militantisme au profit d’une définition par le collectif. Cette définition par le dévouement à l’organisation implique la reconnaissance de l’autorité du savoir objectivé en son sein. Au deuxième jour des stages « découverte », la présentation des structures de la confédération constitue ainsi une étape importante du processus d’élargissement de l’horizon de pensée des militants. La fonction de cet exposé est double : mettre au jour, au plan global, les liens de solidarité unissant le syndicat de base aux diverses structures de la confédération (qu’objective le schéma de circulation des cotisations) ; marquer la coupure, sur le terrain local, entre le « nous » syndical et l’environnement professionnel.

    Dès lors, « l’indépendance » à laquelle adhèrent les militants FO se manifeste d’abord par le respect que doivent les militants à leur UD. Comme l’expliquait un formateur, alors que je passais au tableau pour exposer les résultats de l’exercice pratique sur la création d’un syndicat, « l’indépendance, c’est indiqué dans les statuts, c’est quand on s’affilie à l’idée FO ». L’« indépendance » se trouve ainsi réifiée dans une tautologie statutaire, sa garantie étant la subordination à l’UD, qui protège les articles sur l’indépendance. Le principe d’indépendance se trouve reformulé, la « liberté de comportement » étant contrebalancée par les obligations « morales » vis-à-vis de l’UD. L’entre-soi des stages apparaît ainsi comme un vecteur privilégié de l’entreprise confédérale de moralisation militante. Il crée un espace privatif à l’intérieur même de l’univers institutionnel, dans lequel l’animateur puis, à la fin du stage, le responsable d’UD venu pour le debriefing, poussent les militants à « vider leur sac » sur le manque d’initiative des militants en place, les « sinécures » et autres « droits d’auteur » sur les mandats, l’absence d’assemblées générales ou les heures de délégation qui servent à aller à la pêche ou à voir sa maîtresse.

    Mais au-delà d’une « indépendance » redéfinie pour reconfigurer les faisceaux d’allégeance, le travail symbolique effectué dans les stages vise également à donner aux militants les moyens de s’approprier de nouveaux registres de langage.
 

Les normes langagières : un rapport ambivalent au discours

    J’ai souvent retrouvé dans la bouche des syndicalistes le lieu commun d’un militantisme « détaché » qui correspondrait mieux aux « attentes » d’individus plus égoïstes, et spécialement des jeunes. L’observation ethnographique permet de comprendre comment une institution peut générer des marges de jeu importantes autour de ce lieu commun. C’est paradoxalement, en semblant conforter le sens commun du désenchantement idéologique que la formation confédérale contribue à « l’idéologisation [41] » des syndicalistes. Nina Eliasoph et Paul Lichterman avaient déjà soulevé ce paradoxe : dans différents groupes de militants et de bénévoles, c’est précisément le langage de l’individualisme – le respect du quant-à-soi, la défiance politique et le confinement des motivations idéologiques au domaine privé – qui rend possible une action collective dans la « société civile [42] ». C’est en étant convaincus que ce qu’ils découvrent « c’est pas politique, surtout pas ! c’est syndical [43] », que des individus peuvent investir leur engagement d’un sens dépassant l’horizon immédiat de leurs pratiques professionnelles, l’étrangeté de l’idéologie syndicale étant contrebalancée par la préservation formelle d’une « grammaire de l’apolitisme [44] ».

    Par leur insertion dans les arènes confédérales, les syndicalistes découvrent de nouveaux registres de langage engageant des principes impersonnels. À l’occasion des stages, les formateurs contribuent même activement à modifier le « champ connotatif » de signes auparavant considérés négativement [45]. La présentation de l’histoire du mouvement ouvrier permet de familiariser les stagiaires avec un univers symbolique qui pourrait spontanément apparaître comme très politique. Elle permet d’évoquer les connotations politiques, voire révolutionnaires des termes, tout en rendant celles-ci inoffensives car confinées dans le passé.

  •     Lors du stage élémentaire tenu à Lens, j’ai ainsi pu constater comment le formateur contribuait à faire accepter certains termes en les donnant à voir comme plus « transparents » ou « objectifs ». En les expliquant/explicitant, tout se passe comme s’il les dissociait de systèmes idéologiques au sein desquels ces termes paraissent alors, en retour, employés dans des sens plus « subjectifs » ou « subversifs ». Évoquant la révolution industrielle des débuts du XIXe siècle, l’animateur introduit la notion de capitalisme en la précisant dans un sens « concret » et non, par exemple, au sens théorique d’un système économique parmi d’autres systèmes possibles : « C’est les capitaux, la notion de capitaux ». L’emploi du terme « prolétariat » est désamorcé de sa charge marxiste en étant ramené à son « vrai » sens, c’est-à-dire à son étymologie : « Selon la racine grecque [latine en fait, NDA], ce sont ceux qui n’avaient pour seule richesse que leurs enfants. » La pertinence de cette définition est d’ailleurs illustrée par un exemple concret : « La question du travail des enfants, c’est quelque chose qui a toujours animé de façon très vive Marc Blondel. » Plus loin, l’animateur justifie les signes, du sigle de la confédération aux rituels militants, qui objectivent l’inscription de l’organisation dans l’histoire du mouvement ouvrier en les démarquant du mouvement communiste : « On s’appelle la CGT-Force Ouvrière. Il y a parfois des incompréhensions chez des camarades. D’où on vient c’est important. […] Vous savez à la fin des congrès de FO on chante l’Internationale. Pour beaucoup, c’est un chant de communistes. C’est faux : c’est un chant révolutionnaire qui existait avant qu’il y ait des communistes. »


    « Camarade », « lutte des classes », « prolétariat », « capitalisme », etc. L’acceptation de termes qui, hors de l’univers syndical, restent dissonants par rapport à l’ordre symbolique est paradoxalement rendue possible par le fait qu’elle permet de conforter cet autre élément du sens commun qu’est le désenchantement politique. Le discours confédéral peut ainsi s’appuyer sur le discrédit qui s’est diffusé à l’encontre du monde politique institutionnel pour valoriser, par contraste, la « moralité syndicale ». Outre la référence à l’anarcho-syndicalisme, la seule marque politique évoquée en termes positifs pendant les stages est la SFIO, dont l’appréciation pose d’autant moins problème qu’elle n’a plus cours dans le champ partisan. L’attachement à la « classe ouvrière » est explicitement mobilisé comme une ressource pour redoubler la critique des formes politiques disqualifiées, y compris des partis (socialiste ou communiste) auxquels cette expression pourrait être spontanément assimilée. Le cloisonnement idéologique des mondes syndical et politique procède ainsi du rapatriement des symboles du mouvement ouvrier dans l’univers syndical.

    Le registre citoyen vient en renfort de ce classisme strictement syndical, l’un et l’autre se soutenant mutuellement : d’une part, en tant qu’ils mobilisent un schème ordinaire commun, celui du « haut » et du « bas », du peuple face aux élites ; d’autre part, en tant qu’ils renvoient chacun à des identités naturalisées. L’organisation syndicale exprime une identité « sociale », c’est-à-dire une identité « objective » : il est normal d’être syndiqué parce qu’on ne choisit pas d’être salarié, de même que la seule identité politique naturelle est celle de citoyen, qui découle de l’appartenance à la communauté républicaine. C’est pourquoi l’engagement à FO n’est pas perçu comme « aliénant », à la différence de l’engagement dans les partis ou les autres syndicats : seule la CGT-FO organise, comme aime à le dire Marc Blondel, « la classe ouvrière diverse-zet-variée ». C’est à la condition de reconnaître les différences d’opinion comme des questions privées que l’adhésion syndicale peut être perçue comme une évidence, en tant qu’elle ne ferait qu’exprimer une appartenance objective. Dans la rationalité laïque qui donne sens au fédéralisme organisationnel, le discours et la délibération ne servent pas à faire le lien entre l’expression des opinions individuelles et la formation d’une volonté collective. L’intersubjectivité n’existe pas comme catégorie : au discours des individus exprimant des opinions privées s’oppose celui des représentants, qui parlent au nom du collectif. L’objectivisme classiste s’articule au subjectivisme politique, contribuant à la constitution d’une conscience de classe strictement économique.
 

Ce que les stagiaires font de la formation


    Dans quelle mesure les militants réunis en stage peuvent-ils faire leurs les injonctions confédérales à « penser interpro » ? Deux ordres de données peuvent apporter des réponses à cette question : les réactions des participants, dans le cours même des stages, au contenu des formations ; la réactivation, hors des stages, des leçons acquises lors de ceux-ci. Cette dernière perspective engage d’autres terrains ethnographiques et d’autres modes d’enquête [46]. Faute de place, j’en resterai ici au moment des stages, en m’intéressant à la rencontre entre des publics aux propriétés sociales hétérogènes et un dispositif se caractérisant par sa double nature scolaire et syndicale.
 

Des usages pluriels du dispositif confédéral


    En théorie, dans la logique d’un « plan de formation syndicale continue », les stagiaires sont sélectionnés et doivent suivre un cursus prédéfini. Ce sont les syndicats qui inscrivent les militants, et les demandes de participation doivent être validées par l’UD ou la fédération. Cependant, et bien que le droit syndical garantisse aux salariés, sous certaines conditions, l’accès à douze jours de formation par an rémunérés au titre de leur activité professionnelle, le premier impératif est bien souvent celui de « remplir le stage ». La faible sélection des stagiaires, combinée à un dispositif juridique amortissant le coût des formations, fait de ces moments une occasion privilégiée d’évasion de l’ordinaire professionnel. De ce fait, la formation se prête à des investissements multiples. Si le stage peut être une fin en soi, suivi sans objectif précis, il peut aussi être perçu comme un moyen d’acquisition de nouveaux savoirs et savoir-faire.

    Sous ce rapport, même si l’éducation des adultes doit être distinguée de celle des enfants, en tant qu’elle résulte d’un engagement volontaire, certains novices apparaissent ainsi manifestement mieux disposés que d’autres à entendre les « enseignements » dispensés en salle.

  •     Le stage « découverte » organisé à Lens donne l’exemple d’un public particulièrement hétérogène et, avec lui, des difficultés posées au formateur pour gérer des dispositions différenciées à l’écoute et à la participation. Parmi les 17 stagiaires, la moitié sont des employés, dont une forte proportion de fonctionnaires territoriaux (5) ; quelques-uns sont des cadres. Quatre militants dénotent : issus d’une grosse entreprise industrielle de la chimie, ce sont des ouvriers faiblement qualifiés. Ils interrompent fréquemment l’exposé du formateur par des questions ou des commentaires spontanés, formulés à voix haute. Les régulières et amicales invitations du formateur à reprendre le fil du stage ne les dissuadent pas de suivre le cours propre de leurs pensées. S’ils manifestent ainsi leur investissement dans la situation, ils n’associent pas à cet engagement l’autocontrainte qu’y incorporent les autres stagiaires. Roger, un des quatre, est particulièrement prolixe dans l’expression de ses préoccupations. Il s’insurge régulièrement, aussi bien contre ses interlocuteurs dans l’entreprise ou le patronat en général (« tous des pédés ! ») que contre les responsables du travail des enfants. Les autres stagiaires sont, sinon attentifs, au moins silencieux. Ils apparaissent plus en retrait et ne rebondissent que rarement sur les démonstrations de l’animateur par des commentaires sur leur propre situation. Une des deux seules femmes du groupe, Mireille, est infirmière et par ailleurs formatrice auprès de classes de techniciens supérieurs. Elle seule intervient régulièrement, y compris pour soutenir les démonstrations de l’animateur, auxquelles elle apporte parfois des suppléments d’illustration. À l’occasion d’un exercice pratique, elle a ainsi présenté des documents tirés de son activité d’élue en commission administrative paritaire. Roger, quant à lui, s’énerve contre le formateur qui accélère le pas : « je suis pas allé à l’école », dit-il pour l’inviter à reprendre ses explications.


    Le souci d’un enseignement ajusté aux attentes des stagiaires se manifeste en particulier, du côté des responsables de la formation, par la réduction des pratiques d’enseignement qui placent les stagiaires en situation d’écoute passive. La place consacrée à l’histoire du mouvement ouvrier s’est ainsi vue considérablement diminuée.

  •     Lors du stage « découverte » de Lens, la difficulté de cet enseignement « théorique » à prendre sur les stagiaires s’illustre ainsi dans leurs postures d’« élèves », soulignant le décalage entre une activité qui plaît manifestement plus au formateur qu’elle n’intéresse son auditoire. Seule Mireille (et moi-même) prenons l’exposé en notes. La plupart se contentent de lire la chronologie présente dans le classeur fourni en support aux stagiaires. Les deux jeunes syndiqués en face de moi paraissent particulièrement absents : leurs regards se lèvent rarement du classeur ; ils semblent figés, ne réagissant que peu aux propos de l’animateur, évitant soigneusement de croiser son regard… Manifestement, ce moment le plus scolaire du stage ne leur est pas agréable. Un des jeunes, employé dans une caisse primaire d’assurance maladie, me confiera au moment de la pause qu’il trouve le stage « un peu long ».


    Les différences d’attitudes entre stagiaires devant la formation semblent renvoyer plus largement à des expériences préalables de socialisation scolaire plus ou moins poussées et/ou heureuses. Les témoignages de militants ayant profité des formations s’articulent à l’évocation de carrières scolaires contrariées, comme si l’éducation syndicale avait pu représenter un substitut à l’éducation scolaire [47]. La formation peut en constituer également un prolongement, comme l’illustre le cas de cette jeune infirmière, qui se trouve de surcroît en décalage avec les responsables de son syndicat, manifestement issus d’un autre âge du militantisme :

  •     Au dernier jour du stage d’économie, je demande à Valérie ce qu’elle a pensé du stage. Elle me dit ce qu’elle répétera lors du tour de table de bilan : en tant que salariée du public, il lui a moins fourni des éléments pour son action syndicale quotidienne que des arguments sur le problème du chômage, des retraites ou pour défendre la Sécu. La discussion évolue ensuite vers la situation interne à son syndicat : elle regrette que les gens de l’hôpital adhèrent à FO uniquement parce qu’on leur rend service. Elle appelle ça de « la défense du salarié ». Elle-même avait adhéré de cette manière, mais elle a fait ensuite le stage « découverte », puis un stage « communication ». Elle a apprécié les stages car ils lui ont donné « des arguments contre la pensée unique » et lui ont montré que FO ne se limite pas à ce qu’elle voit à l’hôpital. Elle semble reprocher aux responsables du syndicat de fonctionner en vase clos (« Ce sont toujours les mêmes qui ont les heures de délégation. »). Apparemment, la direction de son syndicat avait même quelques réticences à l’envoyer dans une formation qui allait lui « mettre dans la tête les idées de l’UD ». Elle dit essayer, en vain, de faire évoluer les choses : « Le deuxième syndicat derrière la CGT, c’est l’UNSA. Eh bien le délégué de l’UNSA, quand il vient dans le service, il dit bonjour aux gens, il est bien habillé, avec la cravate, et il distribue ses tracts. Et pourtant c’est un aide-soignant, donc il a rien pour être supérieur. Les FO, ils débarquent à trois, ils font du boucan avec leurs valises, et ils distribuent leurs tracts. [Elle les imite, prenant un accent ch’ti très marqué, lève les épaules, semblant signifier qu’ils sont carrés et gauches à la fois :] “Ben quoi hein on va pas ch’taire pour distribuer nos traques non ?!” Alors qu’on est à l’hôpital, il y a les patients, ça sert à rien le bruit… » Valérie est capable de mobiliser un patois ch’ti très authentique mais paraissant caricatural dans sa bouche. Elle parle sinon très clairement, sans accent, avec un vocabulaire assez sophistiqué. S’il y a, d’après ses termes, un conflit de « style » dans le syndicat, il désigne sans doute un conflit entre des habitus générationnels très inégalement marqués par la scolarisation, qui vient redoubler la distance entre syndicalistes permanents et profanes.


    Au-delà de ce rapport spécifique aux acquisitions intellectuelles, la participation aux stages engage d’autres types d’investissements. À côté des stagiaires dissipés, on trouve dans les formations des agents dont le défaut d’attention tient d’abord au fait qu’ils sont déjà suffisamment insérés dans l’univers syndical pour se permettre de ne suivre que d’un œil. Le passage par les stages alimente alors la carrière militante, moins parce qu’il permettrait l’acquisition de nouvelles compétences syndicales que parce qu’il conforte une posture de bonne volonté militante, aussi bien vis-à-vis des instances légitimes de l’institution que vis-à-vis de soi. Ces militants côtoient en effet dans les stages un public moins intégré mais disposé à admirer ceux qui le sont déjà.

  •     Le cas de Christian, un militant de la chimie rencontré à l’occasion du stage de formation au droit du travail, donne une idée de la participation aux stages comme occasion de grandissement de soi. Alors que nous discutons sur le chemin du déjeuner, il me fait part de ses ambitions militantes : il veut aller « plus loin, plus haut ». Il s’est investi depuis quelques mois dans sa fédération, où il est devenu responsable de la négociation collective dans sa branche. Célibataire et sans enfants, il se consacre à son travail et au syndicat et réside maintenant à Paris, bien qu’il travaille toujours dans le Pas-de-Calais. Au restaurant, il parle facilement, sinon avec fierté, de sa responsabilité fédérale et de son statut de Parisien. Ses comparses ne semblent pas réagir négativement à une attitude qui pourrait paraître contraire à la modestie attendue de la part d’un syndicaliste soucieux des autres. Son statut distingué se manifeste aussi par la liberté qu’il se donne d’avoir une idée, à l’approche du congrès confédéral, sur les successeurs possibles de Marc Blondel, débat qui semble aux autres participants plutôt hors de portée. Au moment du debriefing de fin de stage, en présence du secrétaire adjoint de l’UD, Christian se distingue en décernant de véritables éloges : « très très bien. Formidable. Parfait ! Maintenant on sait se servir d’un code du travail. » Tout se passe comme si Christian exprimait surtout ce qu’il suppose être les attentes des responsables (secrétaire d’UD et formatrice) qui incarnent à ses yeux l’institution, manifestant de la sorte sa bonne volonté militante.


    Si les stagiaires se retrouvent dans les stages pour des raisons différentes, il pourrait en sortir un groupe militant plus homogène : c’est la fonction même de la formation. Ce serait oublier que le « style FO » repose sur la valorisation de la diversité.
 

Les effets d’une injonction contradictoire : « former sans conformer »


    Comme le précisait un formateur aux stagiaires : « On n’est pas là pour changer votre état d’esprit. » Si l’entre-soi militant constitue le terrain d’interactions contribuant à cristalliser des formes d’action et de pensée propres au « bon » syndicaliste, ces échanges se trouvent confinés dans des limites censées préserver la « liberté de penser » des militants. La diversité d’opinions, pensée comme une garantie du caractère non politique de l’organisation, est autant un axiome du discours syndical légitime qu’une possibilité toujours ouverte dans les interactions entre syndicalistes. Le cas du stage d’économie montre que cette hétérogénéité ne disparaît pas après le possible tri qu’opérerait le passage en formation « découverte ». L’hétérogénéité militante tend plutôt à se perpétuer, car elle est reconnue et valorisée par l’institution :

  •     Au deuxième jour du stage, le formateur relance l’idée lancée la veille : la réalisation d’une revue de presse, sans doute pour encourager les militants à considérer l’économie comme une dimension familière de leur quotidien. Valérie évoque la progression du CAC 40. Patrick évoque la hausse des actions Crédit agricole : il en possède et suit ça de près. Il parle vite pour expliquer les enjeux, paraît très fier de montrer qu’il s’y connaît. « C’est un jeu, ça me fait marrer », dit-il avec un sourire témoignant de son ravissement. Le formateur désapprouve gentiment, en lui disant qu’il vaut mieux ne pas jouer. Devant la réprobation de l’assemblée, Patrick se justifie en disant qu’il a un ami qui travaille à la banque. La discussion se poursuivant et Patrick évoquant à nouveau ses actions, un autre stagiaire, François, manifestement exaspéré, réagit à nouveau : « un syndicaliste qui boursicote ?! » Plus tard dans la journée, le formateur évoque Karl Marx : « Vous connaissez ? C’était une tronche. Il avait une formule : derrière le capital il y a la sueur du travailleur. » Patrick proteste, contrarié : « Oui et non ! Le patron qui a trimé toute sa vie… » François riposte : « Si ! c’est les travailleurs qui suent. Dès qu’il y a des salariés le patron veut leur prendre toujours plus. » Mais il se défend d’être communiste (il a évoqué, à un autre moment, Philippe de Villiers). « Les patrons eux ils travaillent pas, leurs fortunes ils les avaient au départ, c’était des aristocrates. » Patrick : « Tu sais mon père il est parti de très bas… » Un autre stagiaire : « Il y a le capitaliste et le syndicaliste ! » Le formateur essaie de calmer le jeu, s’adressant à Patrick : « Cette formule, c’est du temps de Karl Marx. C’est plus compliqué aujourd’hui. Bien sûr que le petit patron il travaille. C’est les gros, les multinationales qui font suer les travailleurs… » Cet échange reflète un numéro qui s’est rodé tout au long des trois jours : le formateur tend la perche, François la saisit, Patrick conteste, et le formateur tempère… À la fin du stage, un stagiaire, s’appuyant sur les réactions de François, résumera en direction du formateur l’effet de sa démonstration sur les fonds de pension : « Là tu nous as donné la haine de tous les boursicoteurs ! » Le formateur à Patrick : « Attention à toi ! » Patrick s’esclaffe et se protège derrière une affiche FO qu’il a récupérée pendant la pause, comme un talisman.


    Pris entre les feux croisés du « révolutionnaire » et du « boursicoteur », le formateur désamorce les conflits potentiels sur le mode de l’humour, tout en mettant en scène une position de modérateur qui, au regard des excès qu’incarnent les deux stagiaires, permet de renforcer la caractère raisonnable du discours syndical.

    En retour, cette valorisation d’un syndicalisme raisonnable peut cependant conduire certains militants à limiter la pertinence des analyses syndicales aux arènes militantes.

  •     Au dernier jour du stage d’économie, je me dirige en compagnie de Louise-Dominique vers le café-restaurant où nous prenons le déjeuner. Âgée d’une quarantaine d’années, elle est employée dans une entreprise de presse régionale et adhérente à FO depuis octobre 2001. Elle tient à son prénom composé. Auparavant, elle avait été membre du « syndicat indépendant ». Dans son entreprise, FO est minoritaire face à la CGT, à qui elle reproche de « tout faire pour les ouvriers » sans s’occuper des gens des bureaux. Elle cumule les fonctions syndicales : déléguée du personnel, déléguée syndicale, représentante syndicale au CE, membre du bureau de son syndicat national, administratrice prévoyance et élue dans une caisse de retraite. Titulaire d’un bac B, elle a suivi un DUT de gestion des entreprises et des administrations en formation continue. Mais elle me dit avoir horreur de la comptabilité : « Mon but c’était de devenir instit’. » Sur le mode de la confidence, elle me dit que la prestation du formateur est bien mais qu’elle est « politique » : « la Sécurité sociale, les services publics, tout ça c’est politique. » Elle ne ferait jamais une présentation comme ça devant les salariés de son entreprise. « En plus, les salariés aiment bien l’épargne salariale, ça leur fait des sous tout de suite. Et puis faut pas se le cacher, on peut pas dire des choses comme ça quand il y a les élections qui arrivent… »


    La reconnaissance du décalage entre arènes militantes et professionnelles sonne souvent comme un regret dans la bouche des syndicalistes. Mais comme l’illustre cet exemple, elle peut également conforter les syndiqués qui n’auraient pas été convaincus par le discours confédéral de rester fidèles à leurs convictions premières. Dans la mesure où celui-ci conforte l’idée d’une stricte délimitation entre thèmes « syndicaux » et « politiques », il suffit à cette militante de déplacer la frontière pour ramener certains sujets abordés en stage au domaine des discussions illégitimes sur son lieu de travail.


    En résumé, le fédéralisme et la distance à la politique ne doivent pas être interprétés, de manière univoque, comme des obstacles à la production d’un sentiment d’appartenance confédérale. Ils sont constitutifs d’un style de groupe qui entretient tout à la fois son morcellement interne et la solidité de ses frontières extérieures. Si les militants se sentent liés à leur confédération, s’ils revendiquent d’autant plus volontiers son « indépendance » et sa « démocratie », c’est justement parce qu’ils ne se sentent pas « obligés » vis-à-vis des points de vue critiques qui s’y expriment « librement ». L’entreprise confédérale de renforcement de l’identité interprofessionnelle, en s’appuyant sur la valorisation de cette singularité, a moins contribué à consolider la cohérence organisationnelle qu’à développer la scène confédérale comme une niche permettant de nouveaux types d’investissements militants. Certains militent à FO grâce au développement de ce nouveau cadre d’activité syndicale, qui rachète à leurs yeux les insuffisances locales. D’autres sont à FO malgré cette importance nouvelle accordée à l’interprofessionnel, le centre de gravité de leur pratique syndicale se situant sur le terrain professionnel.

    Pour comprendre la capacité des stages à prendre sur les individus, autrement dit pour comprendre comment chaque agent peut, ou non, s’en approprier les leçons, c’est dès lors un autre travail sociologique qui s’impose : l’étude des combinatoires entre instances de socialisation (famille, école, syndicat de base, univers professionnel, autres engagements) propices à l’acceptation du « syndicalisme contestataire ». Les stages permettent ainsi à certains militants de s’insérer dans le cadre d’action confédéral en même temps qu’ils contribuent à entretenir l’hétérogénéité militante, car ils laissent aux individus la responsabilité subjective de leur évolution. Dans cette logique, la « pensée interpro » que dispensent les stages s’adresse moins aux syndicalistes qu’aux individus-citoyens. C’est d’ailleurs en ces termes que la permanente venue représenter l’UD à l’occasion du bilan du stage d’économie, devait conclure la réunion : « On ne vit pas qu’à son travail, on vit avec ses amis, avec ses parents. Vis-à-vis d’eux, on peut petit à petit distiller quelque chose, argumenter… contre la pensée unique. Il faut changer les mentalités. C’est aussi votre rôle. »

    Cette configuration éclaire une contradiction à laquelle j’avais été confronté tout au long de mon travail de thèse : l’existence d’une scène confédérale très nettement orientée à gauche, où se mettaient en scène des postures radicales, et une réalité locale beaucoup plus contrastée et bien souvent modérée. L’étude de FO sous l’angle de son style d’organisation permet de comprendre que tous les syndicalistes n’investissent pas la scène confédérale, et que les militants se font plus volontiers idéologues dans les arènes confédérales que dans l’action syndicale routinière. Elle explique de même, au-delà de la formation syndicale, les conditions d’essor des pratiques manifestantes. Celles-ci se sont en effet surtout diffusées à partir d’un domaine distinct de l’action professionnelle, celui de la défense du paritarisme comme cadre de gestion du « salaire différé ». C’est par ce biais que la nouvelle équipe confédérale a pu socialiser les syndicalistes au registre protestataire sans empiéter sur le terrain des fédérations [48]. Elle a, ce faisant, confronté les syndicalistes à la possibilité d’un nouveau terrain de confrontation avec les autres organisations syndicales, celui de l’estime militante, tandis que la perpétuation d’une conscience de classe réduite au terrain économique marginalisait les militants FO dans l’espace des mouvements sociaux [49].

 

 

Notes

 

[1]Blondel (M.), « Les deux syndicalismes », FO Hebdo, 18 janvier 1989.
 

[2]Récemment, le Comité confédéral national du 10 octobre 2008 traçait encore la perspective d’une journée de grève générale interprofessionnelle pour répondre à la crise économique. C’est dans cette perspective que Jean-Claude Mailly, qui a succédé à M. Blondel en 2004, a promu la journée d’action intersyndicale du 29 janvier 2009 : « Quand l’heure est à la crise, la réponse et l’expression des travailleurs doivent être à la hauteur des attaques qui leur sont portées. » Mailly (J.-C.), « Le 29 janvier, il faut bloquer le pays », FO Hebdo, 24 décembre 2008.
 

[3]En 1993, Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT, était élue à la présidence de l’UNEDIC (Union nationale pour l’emploi dans l’industrie et le commerce), mettant fin à un accord qui, depuis les origines de l’assurance chômage, avait vu André Bergeron siéger à la tête de l’institution en alternance avec un représentant du patronat. En 1996, Jean-Marie Spaeth (CFDT) remplaçait Jean-Claude Mallet (FO) à la présidence de la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés.
 

[4]Que devait sévèrement condamner A. Bergeron (Je revendique le bon sens, Paris, Liana Levi, 1996, p. 47).
 

[5]Bergounioux (A.), Force Ouvrière, Paris, PUF, 1982.
 

[6]Pernot (J.-M.), Syndicats : lendemains de crise ?, Paris, Gallimard-Folio, 2005, p. 226-227.
 

[7]Eliasoph (N.), Lichterman (P.), « Culture in Interaction », American Journal of Sociology, 108 (4), 2003.
 

[8]Cet article combine des données tirées de ma thèse aux recherches menées dans le cadre d’un projet collectif sur la formation syndicale [http:// formasynd. net] : Yon (K.), Retour sur les rapports entre syndicalisme et politique : le cas de la CGT-FO. Éléments pour la sociologie d’un « monde de pensée », thèse pour le doctorat de science politique, Université Paris I, 2008.
 

[9]Dès le lendemain de sa victoire, Marc Blondel récusait ainsi l’idée que son élection ait pu découler d’un conflit d’orientations : « Il n’y a pas eu affrontement entre deux orientations différentes, mais entre deux formes de militantisme différentes sur les mêmes orientations. […] Nous ne sommes pas un parti politique. Ce n’est pas la victoire d’une majorité sur une minorité, ni d’un courant sur un autre. » Interview de Marc Blondel à Vendredi, hebdomadaire du Parti socialiste, 10 février 1989.
 

[10]Bourseiller (C.), Cet étrange Monsieur Blondel : enquête sur le syndicat Force ouvrière, Paris, Bartillat, 1997.
 

[11]Andolfatto (D.), Labbé (D.), Histoire des syndicats (1906-2006), Paris, Seuil, 2006, p. 336-338.
 

[12]Mouriaux (R.), Le syndicalisme en France depuis 1945, Paris, La Découverte, 2004, p. 109.
 

[13]J.-M. Pernot fait cette précision, mais avec pour seul éclairage celui de la « curiosité » ou de l’« étrange alliance » (Syndicats : lendemains de crise ?, op. cit., p. 225). Les affinités de certains responsables confédéraux avec la mouvance « lambertiste » sont réelles : Claude Jenet, qui fut secrétaire confédéral de 1980 à 2000, est aujourd’hui un des quatre secrétaires nationaux du Parti ouvrier indépendant qui a succédé au Parti des travailleurs. Je montre dans ma thèse que ces alliances trouvent leur intelligibilité en les resituant dans le cadre du milieu laïque.
 

[14]Clemens (É.), Minkoff (D.), « Beyond the Iron Law: Rethinking the Place of Organizations in Social Movement Research », in Snow (D.), Soule (S. A.), Kriesi (H.), eds, The Blackwell Companion to Social Movements, Oxford, Blackwell, 2004.
 

[15]J’ai souligné dans ma thèse le rôle accru des « généralistes syndicaux » : des militants marqués, dans le contexte des « années 68 », par des socialisations tout à la fois plus critiques, politiques et intellectuelles.
 

[16]Ainsi que l’exprime J.-C. Mailly : « Il n’y en a plus beaucoup qui croient à la classe ouvrière et à la lutte des classes. On a l’impression d’être des dinosaures quand on parle de ça, même la CGT c’est des formules qu’elle n’emploie plus » (entretien avec l’auteur, 20 février 2003).
 

[17]Bevort (A.), Labbé (D.), La CFDT. Organisation et audience depuis 1945, Paris, La Documentation française, 1992.
 

[18]La CGT-FO est créée en 1948, dans le contexte de guerre froide, à l’issue d’une scission de la CGT ; parallèlement, les enseignants optent pour l’autonomie de la FEN. Sur les premiers temps de FO, cf. Dreyfus (M.), Gautron (G.), Robert (J.-L.), dir., La naissance de Force ouvrière : autour de Robert Bothereau, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003. Sur le fonctionnement de la CGT et de la FEN, cf. Narritsens (A.), Frajerman (L.), « Fédéralisme et démocratie syndicale : l’exemple de la FEN et de la CGT », in Mouriaux (R.), Magniadas (J.), dir., Le syndicalisme au défi du 21e siècle, Paris, Syllepse, 2008.
 

[19]En réalité, de la CGT de Léon Jouhaux, telle qu’elle s’est organisée autour de la Première Guerre mondiale.
 

[20]Elias (N.), Qu’est-ce que la sociologie ?, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1991.
 

[21]L’appareil interprofessionnel de la CGT-FO est localement consolidé par les subventions des collectivités locales et les ressources des organismes paritaires. Parallèlement, syndicats et fédérations professionnelles peuvent s’appuyer sur des accords de financement conclus avec les entreprises. Sur la diversité des dispositifs légaux de financement des activités syndicales, cf. Hadas-Lebel (R.), Pour un dialogue social efficace et légitime : représentativité et financement des organisations professionnelles et syndicales, Rapport au Premier ministre, 2006, p. 56-78. Pour un aperçu des formes plus officieuses, cf. Lenglet (R.), Touly (J.-L.), Mongermont (C.), L’argent noir des syndicats, Paris, Fayard, 2008.
 

[22]Rapports 2007, p. 27.
 

[23]Entre la CE, le CCN, le bureau confédéral et les commissions de contrôle et des conflits, pas plus de 200 individus.
 

[24]Yon (K.), Retour sur les rapports entre syndicalisme et politique…, op. cit.
 

[25]Notes de terrain.
 

[26]Thévenot (L.), L’action au pluriel : sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte, 2006.
 

[27]B. Duriez et F. Sawicki soulignent l’importance du milieu de travail comme canal privilégié de l’adhésion syndicale, et le rôle décisif des sociabilités militantes dans la production progressive d’une frontière entre militants et adhérents que les prédispositions ne semblent pas au départ distinguer (Duriez (B.), Sawicki (F.), « Réseaux de sociabilité et adhésion syndicale. Le cas de la CFDT », Politix, 63, 2003).
 

[28]Strauss (A.), Miroirs et masques, Paris, Métailié, 1992, p. 164.
 

[29]Ibid., p. 165.
 

[30]Swidler (A.), Arditi (J.), « The New Sociology of Knowledge », Annual Review of Sociology, 20, 1994.
 

[31]Pour une synthèse en français de ces travaux de sociologie de l’action collective, souvent nord-américains, croisant l’interactionnisme symbolique, la sociologie cognitive et le pragmatisme, cf. Cefaï (D.), Pourquoi se mobilise-t-on ? Les théories de l’action collective, Paris, La Découverte, 2007.
 

[32]Not in my backyard.
 

[33]Eliasoph (N.), Avoiding Politics: How Americans Produce Apathy in Everyday Life, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
 

[34]Lichterman (P.), Elusive Togetherness: Church Groups Trying to Bridge America’s Divisions, Princeton, Princeton University Press, 2005.
 

[35]Notamment l’organisation d’une fête annuelle puis, faute de moyens, d’un meeting national.
 

[36]Ce souci est particulièrement visible dans FO Hebdo, qui entend rendre compte de « l’opinion publique ouvrière », selon une expression employée dans le rapport au congrès confédéral de 1996 : « Un journal ne peut pas plaire à tout le monde. D’ailleurs, tel n’est pas l’objectif de FO Hebdo qui n’a certes pas l’ambition de complaire aux membres des cercles dirigeants du pays » (Rapports 1996, p. 596). Cette revendication d’une parole dissensuelle, y compris sur des dossiers sociaux faisant débat au sein de la confédération, engendre régulièrement les critiques de représentants d’organisations confédérées reprochant au journal d’asséner des « leçons ».
 

[37]Ethuin (N.), Yon (K.), « Formateurs syndicaux à la CGT et à FO : entre “militantisme” et “professionnalisme” », communication au colloque de l’AFS, Les métiers de la formation : approches sociologiques, Créteil, 28-29 octobre 2008.
 

[38]Cet usage du sigle confédéral comme qualificatif est courant chez les militants.
 

[39]Eliasoph (N.), Lichterman (P.), « Culture in Interaction », art. cit. Les auteurs s’appuient sur leurs travaux respectifs : Lichterman (P.), The Search for Political Community: American Activists Reinventing Commitment, Cambridge, Cambridge University Press, 1996 ; Eliasoph (N.), Avoiding Politics…, op. cit.
 

[40]Rapports 2007, p. 276.
 

[41]Ethuin (N.), « De l’idéologisation de l’engagement communiste. Fragments d’une enquête sur les écoles du PCF (1970-1990) », Politix, 63, 2003.
 

[42]Ils définissent la société civile comme l’ensemble des cadres de vie publique ou potentiellement tels dans lesquels des individus s’investissent librement, hors des obligations immédiates de la famille, du travail ou du gouvernement (Eliasoph (N.), Lichterman (P.), « Culture in Interaction », art. cit.).
 

[43]Propos d’un militant tenus lors du stage « découverte » au sujet de l’exposé du formateur sur l’histoire du mouvement ouvrier (Lens, 11 décembre 2003).
 

[44]Cefaï (D.), Pourquoi se mobilise-t-on ?…, op. cit., p. 697.
 

[45]Hall (S.), « La redécouverte de l’“idéologie” : retour du refoulé dans les media studies », in Hall (S.), Identités et cultures. Politiques des cultural studies, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, p. 109.
 

[46]Notamment le récit de vie. Sous cet angle, je renvoie à un article qui restitue les effets de l’insertion dans les arènes confédérales sur une carrière militante : Yon (K.), « Engagement syndical et formes de socialisation à la politique : approche de la relation à la CGT-FO par une étude de cas », Les mondes du travail, 6, 2008.
 

[47]Yon (K.), « Engagement syndical et formes de socialisation à la politique… », art. cit.
 

[48]Yon (K.), Retour sur les rapports entre syndicalisme et politique…, op. cit.
 

[49]Yon (K.), « Un syndicalisme à l’écart des mouvements sociaux. Force ouvrière, entre contestation syndicale et légitimisme politique », ContreTemps, 19, 2007. Sur la notion d’espace des mouvements sociaux, cf. Mathieu (L.), « L’espace des mouvements sociaux », Politix, (20) 77, 2007.

dimanche 8 juin 2025

De la fabrique des libres-penseurs à l'administration des dévouements : Force Ouvrière et la mise en cursus de la formation syndicale (1948-1971)

 


De la fabrique des libres-penseurs à l'administration des dévouements :

Force Ouvrière et la mise en cursus de la formation syndicale (1948-1971)

 Par Paula Cristofalo et Karel Yon

 

     Dès sa fondation en 1948, la CGT-Force Ouvrière met sur pied son propre Centre d’éducation ouvrière. Son principal artisan, Georges Vidalenc, lui donnait comme fonction de « former des hommes et des esprits libres, capables de réfléchir et de se décider par eux-mêmes et de résister aux slogans des propagandes totalitaires » [1]. Vingt ans plus tard, le discours confédéral assigne à la « formation des militants » l’objectif de provoquer « une fidélité et une adhésion totales, sincères et permanentes à l’organisation » [2]. Alors que l’éducation était initialement appréhendée sous le signe de la liberté de pensée des individus, c’est par la suite un rôle de conformation aux attentes de l’organisation qui la justifie. Cette évolution renvoie à ce que d’autres ont qualifié de processus de « syndicalisation » de la formation [3]. Elle témoigne d’une convergence paradoxale entre la CGT et FO, alors que les dispositifs éducatifs propres à ces deux organisations s’étaient légitimés en se désignant comme mutuellement antagoniques [4]. Comment expliquer cette transformation ?

    Notre article se propose de répondre à cette question en analysant la période de vingt ans correspondant à la naissance et à l’institutionnalisation de la CGT-FO. Il s’agira de « déplier » la notion de « syndicalisation de la formation », de révéler les conditions d’un processus que symbolise à FO la substitution d’une institution – le Centre de formation des militants syndicalistes (CFMS) – à une autre – le Centre d’éducation ouvrière (CEO), pour comprendre ce qu’elle recouvre pratiquement. Se focaliser sur une séquence historique relativement brève permet de souligner que le rôle des acteurs est aussi décisif que les incitations des pouvoirs publics dans les formes prises par la formation syndicale. Pendant cette période, la formation passe des mains de militants détenteurs d’un certain capital intellectuel à des syndicalistes soucieux de ne montrer aucune prétention intellectuelle. Mettre l’accent sur le lien entre changements de forme et de fond vise aussi à esquisser une sociologie des « formes élémentaires » de la pensée syndicale [5].

    La CGT-FO dispose d’un Centre de documentation, qui regroupe la bibliothèque, la documentation et des archives, mais moins vastes que d’autres organisations. Nous avons donc dépouillé plusieurs publications – l’hebdomadaire Force Ouvrière, le bulletin Force Ouvrière informations (FOI) destiné aux secrétaires de syndicat, FO Magazine et les Cahiers Fernand Pelloutier (CFP) édités par le CEO –, les circulaires aux unions et fédérations, ainsi que les rapports et comptes rendus des débats édités à chaque congrès confédéral [6]. Nous nous sommes également appuyés sur les archives du ministère du Travail ainsi que sur des entretiens avec des acteurs de cette histoire [7].
 

    Nous évoquerons d’abord la relance avortée de l’éducation ouvrière : on assiste à l’échec relativement rapide d’un dispositif éducatif d’ordre coopératif. Puis nous mettrons en évidence différents éléments qui nourrissent cependant, au cours des années 1950, une injonction accrue à la formation : l’exacerbation de la concurrence intersyndicale et l’appropriation par les syndicats libres du thème de la productivité des entreprises conduisent à accorder une importance nouvelle à la transmission des « bonnes » idées syndicales. Le processus de syndicalisation de la formation débouche ainsi sur un dispositif confédéral d’administration du sens syndical. Au sens où Saint-Simon opposait « l’administration des choses » au « gouvernement des hommes », la notion d’administration permet enfin d’insister sur le passage d’une logique de confrontation des idées syndicales à une autre dominée par le souci de leur gestion. Elle correspond à la mise en place d’un corps de « fonctionnaires syndicaux » chargés d’organiser et de contrôler la diffusion d’un corpus prédéfini de savoirs syndicaux, par opposition à la configuration antérieure où l’éducation relevait de l’initiative autonome des militants et des organisations confédérées.

 

I

La relance avortée de l’éducation ouvrière

     

Dès sa fondation, la CGT-FO fait une place aux activités éducatives : le Congrès de 1948 entérine la création d’un Centre d’éducation ouvrière, qui revendique l’héritage du Centre confédéral d’éducation ouvrière (CCEO) de la CGT. Cette continuité s’incarne dans la figure de celui qui en prend la direction : Georges Vidalenc, 65 ans au moment de la scission, a en effet été un des principaux responsables de l’éducation ouvrière au sein de la CGT [8]. La notion d’éducation ouvrière renvoie alors à une gamme d’activités éducatives extrêmement diverses.

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Décade d’étude des militants de la métallurgie animée par Toussaint Ottavy et Édouard Jean, salle Eugène Varlin de la CGT-FO (Paris), 1955

 

Une offre culturelle hétérogène

    Cette diversité est visible dès les premières années d’existence de la centrale. Dans la continuité des cours du CCEO, les programmes du CEO de la CGT-FO recouvrent trois types d’enseignement : général, professionnel et syndical, assurés sous la forme de cours du soir, dans les locaux confédéraux de l’avenue du Maine à Paris, et de cours par correspondance. Tout au long des années 1950 sont dispensés des cours de français, d’arithmétique, de langues (allemand, anglais, espagnol, espéranto et français pour les étrangers), d’histoire, de droit et d’économie ou encore de sténographie. À partir de mars 1950 est assuré un « cours de formation et d’action syndicales » d’une douzaine de leçons : chaque semaine, entre 20 et 22 heures, les élèves s’initient en alternance à la recherche documentaire et à l’art oratoire [9].

    L’éducation ouvrière est cependant loin de se limiter aux cours du CEO. Parallèlement et sous son égide sont développées des sessions d’études qui prennent des formes variées. Certains week-ends thématiques s’apparentent plutôt à des séminaires de réflexion et d’élaboration stratégique, par exemple en décembre 1949 sur « les problèmes de la grève ». Des « décades » ou « quinzaines » d’études rassemblent les militants d’une même région ou fédération professionnelle, et des séjours internationaux les rapprochent de leurs homologues étrangers. Le CEO édite des brochures, dont certaines reprises de la CGT. Il abrite le fichier confédéral de documentation, embryon de service juridique issu de la CGT, et une librairie, « la documentation économique et syndicale », qui « s’est assigné comme tâche d’approvisionner les bibliothèques des UD, celles des syndicats et des Comités d’entreprise » [10]. Il publie enfin, à partir du printemps 1949, une revue, les Cahiers Fernand Pelloutier.

    Jusqu’en 1959, la presse syndicale est présentée, dans les rapports de congrès, sous la rubrique des activités éducatives. Le CEO organise également des séances de cinéma [11]. Vingt et un projecteurs fonctionnent dès l’été 1951, avec des bobines fournies notamment par la section du cinéma des services d’information américains [12]. Le CEO assure également des « sorties champêtres et des visites de musées, d’usines, d’écoles, des soirées au théâtre » [13]. Une visite de l’antenne parisienne du Bureau international du travail est ainsi proposée le 13 décembre 1950, avec une « causerie de Madame Jouhaux » [14].

    Le CEO partage en outre sa mission éducative avec les jeunesses syndicalistes, créées en novembre 1953 pour permettre aux jeunes de « se faire mieux entendre et comprendre et d’acquérir l’éducation ouvrière dont tout militant a besoin » [15]. Une vingtaine d’associations départementales existent à l’époque. L’agrément de la Fédération des jeunesses FO par le ministère de l’Éducation nationale lui permet d’obtenir des financements pour ses activités éducatives [16]. La centrale était par ailleurs déjà membre du Centre Laïque des Auberges de la Jeunesse et du Plein Air [17]. Les responsables du CEO siègent enfin dans les instances internationales en charge de l’éducation, qu’il s’agisse de l’UNESCO ou de la Fédération internationale des associations d’éducation ouvrière.
 

    Au début des années 1950, les activités d’éducation ouvrière s’inscrivent ainsi dans un continuum qui relie éducation, loisirs et culture. Rose Étienne, qui supervise les activités d’éducation ouvrière pour le bureau confédéral, s’occupe également, à partir de 1950, des activités sportives et du tourisme social. La frontière est floue entre éducations ouvrière et populaire. Parce qu’elles sont toutes deux pensées dans l’opposition au temps subordonné du travail salarié, elles semblent d’abord désigner les différentes manières d’occuper utilement son temps libre.

Une philosophie de l’émancipation

    À travers le foisonnement des activités considérées comme relevant légitimement de l’éducation ouvrière, à travers l’accent mis sur le temps libéré comme dénominateur commun de ces pratiques, une certaine philosophie de l’éducation se dessine. Son principal objectif est de permettre à chacun de se découvrir et se gouverner soi-même. Elle promeut pour ce faire la curiosité intellectuelle, la réflexivité et l’union de la théorie et de la pratique. Elle insiste sur le lien étroit entre discussion collective et étude personnelle, surtout grâce à la lecture. On en retrouve les principes dans la charte du CEO, établie en 1949 par G. Vidalenc [18]. Ce discours entre en résonance avec un style d’organisation bien particulier.

    L’attachement au fédéralisme et à la laïcité définissent les principes de base de la « culture organisationnelle » propre à la CGT-FO [19]. Ils délimitent le lieu commun autour duquel les fondateurs de la centrale ont justifié leur rupture avec la CGT. Si des sens différents peuvent être extraits de ces notions, les animateurs de l’éducation ouvrière voient néanmoins dans le fédéralisme le pendant organisationnel de la laïcité comme posture philosophique. La laïcité désigne à la fois un rapport sceptique à ses propres idées et la considération de son interlocuteur, quel qu’il soit, comme susceptible de dire vrai, par opposition au « dogmatisme » communiste rapportant toute opinion à son origine de classe. Une telle disposition d’esprit est indissociable d’un dispositif de pouvoir, puisqu’elle implique l’impossibilité d’un centre unique de vérité. Ainsi, de même que les animateurs du CEO s’interdisent d’être des « directeurs de conscience », le centre lui-même ne domine pas ses antennes locales. L’activité d’éducation ouvrière est censée être relayée par la mise en place de Collèges du Travail [20] dont la création dépend de la libre initiative des unions locales et départementales. Le rapport présenté en 1954 précise ainsi que le CEO « n’a nul désir d’imposer sa conception et d’expédier des directives. Il est simplement un élément de coordination […] et un bureau d’information » [21]. Les travaux de « cercles d’études », qui définissent souverainement leur programme de travail, sont également valorisés [22]. C’est un même rôle de coordination qui est dévolu à la Fédération des jeunesses syndicalistes. Dans les rapports de congrès, la diversité des publications syndicales est mise en avant comme la preuve que chaque organisation confédérée peut disposer de son propre organe d’expression. Ces pratiques et les discours qui leur donnent sens se retrouvent dans d’autres espaces où les animateurs de l’éducation ouvrière sont souvent actifs, tels que la franc-maçonnerie et la libre-pensée.
 

    Cette conception éducative se retrouve nettement dans la création des Cahiers Fernand Pelloutier, « cahiers de recherche et de libre discussion sur les problèmes de l’éducation et de l’action ouvrières » selon leur sous-titre. Le fonctionnement de la revue est pensé sur un mode contributif [23] : « Tolérance absolue, bien sûr. Il n’est pas question qu’il y ait ici une tribune libre, les Cahiers eux-mêmes en sont une. Et à cause de cela il faut que ce soit le travail commun d’un groupe vivant de lecteurs et de rédacteurs » [24]. En se plaçant sous le patronage symbolique de Pelloutier, les animateurs de l’éducation ouvrière s’inscrivent dans la tradition syndicaliste révolutionnaire – ou plutôt « autonomiste », pour reprendre la distinction établie par Jacques Julliard [25]. Sous l’impulsion de Georges Walusinski, secrétaire général de la fédération FO de l’Éducation nationale, conseillé en ce sens par la principale figure de La Révolution prolétarienne, Pierre Monatte [26], les Cahiers tentent de s’affirmer comme un cadre d’émulation intellectuelle. À partir du n° 11 (octobre 1950), un cahier imprimé et relié remplace les feuilles ronéotypées agrafées. Tout, des rubriques à la mise en page, du style au format, évoque la revue de Monatte. Hostiles aux dépendances extérieures, les responsables de la revue s’opposent non seulement aux subventions étatiques mais aussi à l’aide de la Confédération, car « l’indépendance d’une publication, fût-elle patronnée par le CEO de la CGT-FO, est fonction de son autonomie financière » [27]. Leur projet est d’encourager le syndicalisme à « créer des outils qui soient bien les siens pour connaître ou presque mesurer le monde et lui-même » [28].

Un domaine d’activités marginal et fragile

    Les réalisations sont cependant plus limitées que les ambitions affichées au lancement du CEO. La nouvelle formule des Cahiers peine à trouver son lectorat : le nombre d’abonnés varie entre 200 et 400, loin de l’objectif fixé des 2000. Les numéros tardent à paraître. Dès l’été 1951, au bout de six numéros seulement, l’ancienne formule est de retour. G. Walusinski quitte la revue [29], qui n’a pas réussi à mobiliser au-delà d’un noyau de rédacteurs réguliers, et les expériences locales dont elle se fait l’écho sont rares. Les bilans relèvent l’insuffisance des efforts entrepris en faveur de l’éducation ouvrière. En 1950 déjà, G. Vidalenc déplorait le « peu de liaisons avec des collèges d’ailleurs peu nombreux et restés pour la plupart à l’état d’ébauche » [30]. Les cours du CEO ne regroupent en général que « quelques élèves » [31], ce que Denyse Tomas confirme deux ans plus tard en regrettant le passé plus glorieux du CCEO d’avant-guerre [32]. Au milieu des années 1950, 200 élèves sont inscrits aux cours oraux et autant aux cours par correspondance [33].

    Comment expliquer cette faiblesse ? C’est en premier lieu le manque de moyens, humains et matériels qui pèse. On est loin du contexte de 1936, quand la ruée syndicale avait donné sa fonctionnalité au CCEO [34]. La scission de la CGT et le début de la guerre froide ont mis un terme à la dynamique syndicale de la Libération. Des acteurs de premier plan de l’éducation ouvrière d’avant-guerre font défaut, comme Ludovic Zoretti, Georges Albertini mais aussi Georges Lefranc. Liés à la tendance Syndicats ou au courant néo-socialiste, ils ont choisi le camp de Vichy pendant la guerre, ce qui leur barre la route du mouvement syndical à la Libération [35]. Le monde des éducateurs est davantage fragilisé encore par le passage des enseignants à l’autonomie. Alors que dans un premier temps, la FEN-FO s’appuyait sur la double affiliation de ses adhérents à la confédération et à la fédération autonome, cette possibilité est abandonnée dès 1954. La FEN-FO se résumera pour l’essentiel, jusqu’aux années 1980, au syndicat du personnel de l’enseignement technique [36]. Or les statuts types des Collèges du travail faisaient des enseignants les piliers de cette structure [37].

    Au début des années 1950, les principaux animateurs du CEO sont des enseignants, doublement marginaux. Ils sont en effet en décalage avec les autres militants sur le plan du capital scolaire, la plupart étant agrégés, en histoire (G. Vidalenc), mathématiques (G. Walusinski), anglais (D. Wurmser) ou ayant fréquenté l’Université (R. Hagnauer). Mais ils détonnent également sur le plan politique : hormis G. Vidalenc, ce sont des libertaires, familiers de La Révolution prolétarienne. Les collèges et cercles d’études dont il est fait état dans les Cahiers Pelloutier sont pour l’essentiel ceux des unions départementales influencées par les libertaires comme la Loire, la Loire-Inférieure ou la Gironde. À une époque où la minorité révolutionnaire, quoiqu’hétéroclite, est influente au sein de la Confédération [38], on peut supposer que la composition du CEO le mette en porte-à-faux vis-à-vis des fédérations où dominent plutôt les sensibilités réformistes.

    Les rapports d’activité regrettent ainsi régulièrement l’indifférence des fédérations à l’égard de l’éducation ouvrière et, plus largement, la persistance des discours donnant priorité à la formation « sur le tas ». En outre, dans un mouvement syndical où la « virilité » est encore connotée positivement pour désigner la fermeté de conviction, il n’est sans doute pas innocent que l’éducation ouvrière soit confiée à la seule femme membre du bureau confédéral. Rose Étienne, fonctionnaire issue du ministère de la Défense nationale, a 51 ans quand elle prend en charge cette responsabilité. Elle la conserve de 1948 à 1961, avec d’autres activités (les sports, les loisirs, le tourisme social, les jeunes et les femmes) que l’on pourrait définir comme « périphériques » au regard du travail.
 

    Malgré une volonté de continuité avec les expériences de l’entre-deux-guerres fortement revendiquée, le CEO ne retrouve donc pas les conditions qui avaient alors favorisé le développement de l’éducation ouvrière. Le contexte est pourtant riche d’injonctions diverses aux activités d’étude. En resituant l’éducation ouvrière dans ce cadre, on peut comprendre comment celle-ci s’est trouvée progressivement redéfinie par la notion de formation.

 

II

La multiplication des injonctions à la formation et le basculement des années 1950

     

    Si le discours de la « formation sur le tas » reste dominant parmi les cadres syndicaux, les appels à la formation « en salle » n’en sont pas moins massifs tout au long des années 1950. Formation, plutôt que culture ou éducation : l’apprentissage n’est plus valorisé comme une fin en soi. Plutôt que de renvoyer à l’occupation utile du temps libre, la formation est valorisée dans une perspective instrumentale, comme un moyen de consolider l’organisation syndicale. Un basculement s’opère ainsi dès le milieu des années 1950 dans la conception des activités éducatives : d’une culture offerte au plus grand nombre, dont la valeur réside en elle-même, on passe à une formation réservée aux « meilleurs » et servant des finalités qui la dépassent.

Former l’encadrement militant

    Priorité est donnée à l’éducation militante, à une « formation syndicale accélérée » puisque c’est dans ces termes que sont désignées les décades d’étude destinées aux militants « susceptibles d’assumer un jour ou l’autre des responsabilités syndicales » [39]. Le passage de la formation « sur le tas » à la formation formelle se légitime ainsi par la rupture consécutive à la scission de la CGT : il faut parfois partir de rien et le faire dans un contexte de concurrence exacerbée avec les autres syndicats. Dans ce cadre, le développement et la consolidation militante suscitent plus d’intérêt chez les responsables syndicaux que l’éveil à la culture.

    Les premières décades sont organisées en 1949. Leur organisation matérielle est confiée au secrétaire de l’union FO de la région parisienne [40]. Certaines sont organisées en régions. Dès 1950, des sessions de « moniteurs » sont créées afin de multiplier les actions de formation [41]. À partir de 1952, la Confédération internationale des syndicats libres finance des « quinzaines d’études » professionnelles qui se tiennent au cœur de la forêt de Compiègne, au château de La Brévière, propriété des syndicats suédois. Ce soutien s’inscrit dans un programme d’assistance financière lancé par l’internationale syndicale [42]. Il concerne la France et l’Italie, les deux pays d’Europe occidentale où l’influence communiste est la plus forte. Ces sessions visent en priorité les secteurs stratégiques des transports et de l’industrie lourde. Y sont notamment abordés les techniques de négociation collective, « l’organisation des administrations syndicales » et d’autres thèmes qui touchent au rôle du « syndicalisme libre » ou à diverses problématiques d’ordre économique [43]. Elles se tiennent au rythme d’une session par mois et regroupent à chaque fois une quarantaine de travailleurs. Ces sessions généralisent la pratique du stage. Si G. Vidalenc les définit comme « la forme la plus attrayante et la plus fructueuse d’éducation ouvrière dans les conditions présentes » [44], la « formation syndicale accélérée » ne va pas sans susciter les regrets de D. Wurmser, qui leur préfère des méthodes d’étude plus progressives et opiniâtres, mais en admet cependant l’utilité « faute de mieux » [45].
 

    Ces activités de formation militante engagent des moyens dont le CEO ne dispose pas. La planification des stages implique la sélection des stagiaires, amenant le centre confédéral à développer un savoir spécifique sur l’organisation. Il sollicite l’avis des moniteurs et des instances syndicales régulières. En 1951, un questionnaire commence à recueillir les appréciations des stagiaires et mesurer les « effets » des sessions [46]. Les membres du CEO sont réduits au rôle d’animateurs dans un cadre dont la forme et le contenu leur échappent, puisque les décades sont « décidées par la Confédération et financées directement par elle » [47]. Le succès des stages tient au fait que la Confédération prend intégralement en charge les frais de déplacement et les pertes de salaire. Le seul obstacle réside dans l’obtention d’un congé auprès de l’employeur. Une institution spécifique est créée en 1954 pour assurer ce pilotage : le Centre de formation des militants syndicalistes (CFMS). Sa gestion administrative est confiée à un militant assisté d’un Comité des études composé de représentants des fédérations. Celui-ci se distingue nettement des « professeurs » du CEO : ancien de la mine d’or de Salsigne, Edouard Jean, jusqu’alors secrétaire général de l’union départementale de l’Aude et secrétaire de la Fédération des mines, est appelé à ce poste par Robert Bothereau [48]. Il apparaît comme un homme de confiance du secrétaire général. Son rôle est en effet d’autant plus délicat qu’il doit gérer des fonds dont l’origine fait débat dans la confédération. La création du CFMS s’inscrit en effet dans un cadre qui dépasse le seul enjeu du développement syndical.

Développement d’une fonction technique et promotion de la productivité

    S’il est un argument qui est au cœur de la relance de l’éducation ouvrière, c’est bien la nécessité de faire face aux responsabilités nouvelles confiées au syndicalisme depuis la Libération : « L’action exige de nos militants qu’ils soient successivement juristes, économistes, journalistes, qu’ils sachent à la fois organiser et négocier » [49]. C’est particulièrement l’institution des Comités d’entreprise (CE) qui développe cette sensibilité « constructive ». Les CE sont alors investis de toutes les promesses – celles d’un apprentissage de la gestion préparant le dépassement du capitalisme – et de toutes les craintes – celles d’un retour au corporatisme. D’où l’importance de dispenser une formation efficace aux délégués ouvriers dans ces organismes, alors que la loi n’en prévoit aucune [50]. L’enjeu d’une formation économique et comptable est notamment souligné quand, dans le contexte d’une forte inflation, certains délégués sont invités par l’employeur à cautionner l’augmentation des prix [51]. Des cours de comptabilité d’entreprise sont organisés par le CEO. Des accords sont parfois conclus localement avec le patronat pour organiser la formation des délégués ouvriers, par exemple dans le Nord [52]. La libre négociation des salaires, rétablie par la loi du 11 février 1950, étend cet enjeu de compétence technique au-delà des entreprises.

    Alors que l’éducation ouvrière souffre d’une pénurie de moyens, la formation aux réalités de l’entreprise est fortement subventionnée par les pouvoirs publics, eux-mêmes soutenus par les autorités états-uniennes dans le cadre de leur politique de promotion de la productivité [53]. L’intéressement des représentants des « syndicats libres » à cette question passe initialement par l’organisation de missions d’études aux États-Unis [54]. Mais celles-ci touchent peu de monde et leurs répercussions sont faibles dans le mouvement syndical. Des réalisations plus tangibles suivront après le Mutual Security Act de 1951 : l’amendement dit « Blair-Moody » voté par le Congrès américain en 1952 accorde à la France une subvention de trente millions de dollars, dont une partie est destinée aux activités en direction des travailleurs. Un Fonds National de la Productivité est créé en 1953 pour gérer cette somme dont un chapitre est consacré à la « formation générale ouvrière ». Ce fonds constituera la tirelire des « syndicats libres » pour leurs réalisations en matière d’accompagnement technique. Il permet, dans le cas de FO, de financer intégralement la création du CFMS en 1954 et celle du Bureau d’études économiques et sociales deux ans plus tard [55].
 

    Une autre initiative doit être distinguée : celle qui donne naissance en 1956, sous l’impulsion de Marcel David, à l’Institut du travail de Strasbourg. Elle vise à permettre aux syndicalistes d’accéder aux savoirs les plus avancés en matière de droit du travail et d’économie [56]. Ce projet est né des échanges que ce professeur de droit entretenait avec la CFTC. Il diffère des autres programmes de promotion de la formation syndicale en ceci qu’il entend dès l’origine y associer la CGT. D’autres expériences avaient donné naissance aux instituts des sciences du travail de Lille (1950) et de Paris (1951). Par-delà leurs spécificités, ces initiatives contribuent à valoriser une nouvelle figure de syndicaliste, celle de l’expert. L’insistance sur la fonction d’expertise, l’accent mis sur la spécialisation des compétences conduisent à redessiner le rapport syndical au savoir. À partir d’une éducation technique pensée initialement comme devant être appropriée par tous les militants (« tous experts ») se met en place la formation spécialisée d’experts occupant une position spécifique dans la division du travail syndical (« des experts pour tous »).

Une nouvelle division du travail intellectuel et syndical

    Une partition plus nette s’opère ainsi entre les espaces de confrontation militante et les espaces d’activité intellectuelle. L’évolution des Cahiers Fernand Pelloutier illustre bien cette tendance. Dans le rapport présenté au congrès confédéral de 1956, l’élargissement du lectorat de la revue (passée de 350 à 1 000 abonnés) est associé à la décision de restreindre à la « controverse technique » le champ des Cahiers : « Nous pensons, en effet, que toutes les activités du Centre doivent avoir un caractère strictement objectif et que les problèmes d’orientation ne sont pas de son ressort » [57]. Peu avant, en 1955, Toussaint Ottavy avait succédé à Denyse Wurmser-Tomas comme directeur de la revue, tout en devenant le directeur-adjoint gérant du CEO. M. David le décrit comme un militant marqué par un fort sentiment d’illégitimité culturelle : « Postier de profession, ayant abandonné ses études trop tôt à son gré, il souffrait, en toute autre matière que l’histoire du mouvement ouvrier, de n’être pas suffisamment à l’aise pour s’y aventurer » [58]. Permanent détaché de la Fédération postale – qui est un influent soutien de la majorité confédérale –, T. Ottavy se rapproche d’E. Jean par son profil. La neutralisation de la fonction politique des Cahiers, originellement indissociable de sa fonction éducative, est contemporaine de ce remplacement d’une « représentante du savoir » par un « représentant de l’organisation ».

    Les conditions de naissance du CFMS reflètent déjà cette dissociation. En 1954, le décalage est manifeste entre les éloges du directeur de cabinet du ministère du travail, qui voit dans le projet de FO un programme de « formation technique et humaine » évoquant les « principaux aspects de la productivité » [59], et le discours qui lance officiellement le CFMS devant les syndiqués : « La classe ouvrière […] constate combien il est vain de compter uniquement sur la protection d’une trompeuse légalité très souvent au service d’une justice de classe. Les travailleurs doivent se défendre par leurs propres moyens et, pour cela, il faut qu’ils s’organisent » [60]. Ce décalage renvoie au contexte politique agité dans lequel a lieu cette naissance. Elle a été retardée d’un an à cause des grandes grèves de l’été 1953. Et l’année précédente, un vif débat lors du congrès confédéral avait entraîné le retrait des représentants FO des organismes mis en place sous l’égide du Ministère du travail pour améliorer la productivité des entreprises [61]. Lors du congrès de 1954, la discussion sur le CFMS est tout simplement écartée, comme en témoignent ces propos du rapporteur de la sous-commission d’éducation ouvrière : « En ce qui concerne la formation des militants propres, elle a été organisée à l’échelon de la Confédération à l’aide de moyens que la commission de l’éducation ouvrière n’avait pas à critiquer ou à connaître, étant donné que la commission n’a pas été documentée sur les moyens qui permettaient de financer la formation des militants. » [62]

    La subordination des savoirs aux politiques syndicales est également rappelée par la naissance de l’Institut du travail de Strasbourg. Les réticences de FO vis-à-vis de la cohabitation forcée avec la CGT sont en effet dissipées par le dédoublement systématique des animateurs et la garantie d’un contrôle syndical sur le choix des enseignants et le contenu de leurs cours, donnant naissance à cette « pédagogie hybride » que décrit L. Tanguy [63]. La mise sur pied d’enseignements de pédagogie dans le cadre de l’Institut des sciences sociales du travail de Sceaux, à partir de 1960 [64], contribuera à nouer et conforter ces deux injonctions à la formation initialement distinctes qu’étaient le développement organisationnel et l’accès à la science. Les sessions pédagogiques donnent l’occasion aux syndicalistes de se familiariser avec la psychosociologie et la théorie des relations humaines. M. David explique qu’elles ont permis aux cadres syndicaux, a priori méfiants vis-à-vis d’un savoir manié par les directions d’entreprise, de constater « que ce nouveau savoir-faire était compatible avec d’autres orientations » [65]. Au regard d’une communauté éducative jusqu’alors valorisée dans son horizontalité, le recours à la psychologie sociale conforte cependant une représentation verticale de l’organisation qui pense les fonctions et mentalités des « cadres » syndicaux dans les mêmes termes que leurs homologues en entreprise, comme des « chefs avisés » partageant la responsabilité de conduire des hommes.
 

    Le basculement qui s’opère au milieu des années 1950 ne réside donc pas dans la valorisation des sciences et techniques ou dans la formation des cadres militants. Ces thèmes ne sont pas nouveaux et ils sont abondamment discutés dans les espaces dédiés à l’éducation ouvrière. La rupture se situe plutôt dans la façon dont ces registres se combinent, et dans les lieux et les techniques qui les informent. C’est en partie à côté de l’éducation ouvrière que se déploie et s’instrumente la formation des militants, comme un dispositif beaucoup plus rigide et centralisé. Elle appelle des acteurs dont les propriétés les distinguent des éducateurs traditionnels. Pendant un certain temps, les deux dispositifs coexistent de manière plus ou moins tendue. Loin d’être fondateur, le travail de codification étatique, qui n’intervient qu’à la toute fin des années 1950, vient surtout les départager.

 

III

Vers l’administration du sens syndical

     

    L’institutionnalisation de la formation syndicale s’opère à la rencontre de l’épuisement du modèle de l’éducation ouvrière et de l’affirmation de nouvelles raisons d’avoir recours à la formation. L’agrégation de ces injonctions diverses se stabilise grâce au travail de codification de l’État qui donne naissance à un dispositif d’administration du sens syndical.

La consolidation étatique de la formation

    La formation devient le centre des activités éducatives pour deux raisons. D’abord, parce que plusieurs changements législatifs favorisent le prolongement de la scolarité, l’enseignement technique et professionnel ainsi que la promotion sociale [66]. C’est dans ce contexte que les activités d’enseignement général et professionnel du CEO périclitent à la fin des années 1950. Leur abandon est acté par le secrétaire confédéral qui succède à Rose Étienne en 1961, Pierre Galoni. Au même moment, d’autres changements législatifs affectent les pratiques d’éducation syndicale.

    Loin d’intervenir sur un terrain vierge, les lois du 23 juillet 1957 et du 28 décembre 1959 sur le congé d’éducation ouvrière prennent sens au regard des pratiques développées antérieurement par les organisations syndicales, précédemment décrites. L’institution du congé d’éducation ouvrière confirme le passage du temps libre au temps aménagé, en apportant une réponse au principal obstacle à la participation aux sessions. Le temps éducatif s’inscrit désormais légalement dans le cadre des horaires de travail. La forme du stage, doublement valorisée par la pratique des décades militantes et des sessions supérieures, se trouve par la même occasion consolidée, d’autant plus que le congé est défini comme une séquence de douze jours fractionnable une fois. La loi conforte également la centralisation des activités éducatives puisque le droit au congé est subordonné à la participation aux activités des centres et instituts agréés par le ministère du Travail. La loi de 1959 organise également un dispositif de subventionnement qui se substituera au Fonds National de la Productivité (FNP), via un financement public de la « formation économique et sociale des travailleurs appelés à exercer des fonctions syndicales ». C’est à cette fin que les organisations doivent produire des « programmes préalables de stages ou sessions, précisant notamment les matières enseignées et la durée de scolarité » [67]. Ces règles ne font que confirmer celles qui existaient déjà avec le FNP. Elles posent le principe quantitatif du nombre de journées de stages par élève comme ratio d’évaluation du bon usage des crédits alloués, encourageant à faire de cette pratique le cœur de métier des éducateurs. Mais la loi objective et publicise les conditions d’accès aux avantages garantis par l’État. De la sorte, elle rend possible l’intégration à terme de la CGT dans le dispositif [68] et permet à FO de légitimer le changement de philosophie éducative en s’appuyant sur le droit.

    Le nouveau cadre juridique conduit en effet les responsables de la formation syndicale à rationaliser leur curriculum. Ils proclament en 1961 la nécessité d’adapter les structures éducatives aux « exigences du syndicalisme moderne » [69]. La vocation éducative des Collèges du travail et des jeunesses syndicalistes est redéfinie. Celles-ci sont présentées comme une « structure d’accueil » susceptible d’attirer les jeunes grâce à des activités de loisirs, ainsi renvoyées au « divertissement ». En avril 1963, elles sont réorganisées sous la forme d’un service confédéral de la jeunesse. Pour mettre un terme aux conflits qui avaient surgi dans les syndicats – les jeunesses syndicalistes s’étaient démarquées de la confédération pendant la guerre d’Algérie –, les responsables de groupes jeunes sont désormais désignés par les responsables syndicaux et non plus élus par leurs pairs. Les collèges du travail se voient confier un rôle d’éducation « primaire » et « permanente ». Mais c’est en 1964 que s’opère la principale « réorganisation du service de la formation » [70]. Une nouvelle architecture est inaugurée dont le fondement est le stage de 1er degré. À travers lui, le CFMS déploie ses « services » au niveau local et se substitue aux collèges du travail. Quatre types de sessions s’enchaînent dans une logique affirmée de cursus : la session des acquisitions de base ; les sessions spécialisées (Secrétaires de syndicats, Collecteurs et trésoriers, Délégués à la propagande, Délégués du personnel, Délégués des comités d’entreprise, Animateurs de groupes de jeunes, etc.) ; les sessions fédérales du second degré ; les sessions de niveau supérieur en collaboration avec les Instituts du Travail avec pour « objectif d’équiper les appareils des Fédérations et des UD en spécialistes du droit et de l’économie. » La parution des Cahiers Pelloutier est interrompue cette même année. La controverse, même technique, n’est plus d’actualité. Une refonte générale de la presse confédérale débouche sur la publication d’un nouveau titre, FO Magazine. La presse est redéfinie comme un système d’extériorisation des positions syndicales et non plus comme une constellation d’arènes de discussion et de confrontation des points de vue. Les tribunes libres disparaîtront de FO hebdo peu de temps avant le congrès confédéral de 1966. Si ces événements relèvent de logiques différentes, ils participent de la définition d’un nouveau rapport aux idées auquel l’institutionnalisation de la formation a également contribué.

    Le schéma de 1964 explicite le changement survenu dans la façon de penser l’éducation syndicale. Elle doit désormais servir à « l’expansion » de l’organisation grâce à la formation de « sergents-recruteurs ». Le discours de la psychologie sociale s’est diffusé : la formation doit permettre au militant de « ressentir de l’estime, de l’affection, de l’amitié, de la confiance, pour sa Confédération et ses responsables » [71]. Tout un vocabulaire de la « gestion des ressources militantes » s’affirme à cette époque, qu’illustre encore cet extrait du rapport de 1966 : « Les secrétaires de Fédérations et d’Unions doivent intervenir directement auprès des secrétaires de syndicat afin de les aider à utiliser rationnellement, systématiquement, tous les stagiaires. » Ces derniers sont présentés comme un « capital de talents, de compétences, de dévouement », selon une rhétorique économique qui n’est pas que métaphorique : « nous les avons fait participer à la campagne de la vente des agendas. Le chiffre record de vente atteint cette année prouve l’efficacité de cette participation. » [72]
 

    La « modernisation » de la formation syndicale consolide ainsi l’ajustement des activités éducatives au format défini dans la période antérieure, au croisement des réseaux du syndicalisme libre et de la productivité. Mais cette définition s’impose dans l’organisation dans la mesure où elle est reprise par des acteurs qui s’y reconnaissent, à l’image du militant qu’E. Jean appelle à ses côtés en 1958 pour s’occuper de l’animation pédagogique. Issu de la même UD que le directeur du CFMS, Marcel Caballero, fils d’un militant anarcho-syndicaliste d’origine espagnole, après des études de comptabilité en Collège d’enseignement technique, entre pour deux ans en 1954 à la Caisse d’allocations familiales de l’Aude (il est en réalité permanent pour l’UD). Il séjourne ensuite pendant deux ans aux États-Unis dans le cadre d’une mission de productivité, « pour partie à l’Université Columbia de New York, et pour partie sur le tas dans les organisations syndicales américaines, pour se familiariser avec les relations du travail aux États-Unis » [73]. Revenu en France, il fait un bref passage à la régie Renault comme comptable du Comité d’entreprise, dans l’attente de devenir permanent au CFMS. Triplement socialisé à la comptabilité, au monde universitaire et au modèle américain, il était particulièrement disposé à s’identifier au projet de moderniser l’encadrement syndical. Il entretient sa sensibilité moderniste au sein de l’association Peuple et culture et du bureau de l’Union des cadres et ingénieurs FO [74].

Des « investissements intellectuels » à la protection du patrimoine idéologique

    Tout au long des années 1960, les responsables de la formation pensent leur fonction dans les catégories du discours économique de l’époque, telles qu’elles sont en particulier forgées au sein des institutions de la planification [75]. La statistique et les leçons du « Professeur Fourastié » sont omniprésentes dans les rapports confédéraux. La formation est synonyme d’« investissements intellectuels » et doit servir autant la croissance syndicale que l’expansion économique ou le développement international. Ce cadrage économique des activités intellectuelles renvoie à la forte imbrication des secteurs confédéraux de la formation et de l’économie. Ce lien s’est noué dans la période antérieure, les Cahiers Pelloutier donnant à voir la montée en puissance des problématiques économiques. Il est conforté par les affinités sociales et politiques qui lient M. Caballero à André Granouillac, directeur du Bureau d’études économiques et sociales (BEES) dans les années 1960. Celui-ci participe directement aux activités du CFMS, en prenant notamment en charge l’édition de brochures de formation. Au-delà du BEES, les réseaux « productivistes » extérieurs à la centrale sont mis à contribution. Les experts de l’Agence européenne de productivité, puis du commissariat général du plan, interviennent dans les stages. Certaines brochures sont rédigées par des plumes extérieures. C’est le cas de la série « Comment connaître son entreprise », réalisée par Fernand Boutaut, directeur du Centre Intersyndical d’Études et de Recherches de Productivité (CIERP). M. Caballero évoque également des relations étroites avec son homologue responsable de la formation à la CFDT, Raymond Lebescond. Ce dispositif encourage la professionnalisation experte de l’activité syndicale. Il débouchera, à la fin des années 1960, sur un projet semblable à celui de la CFDT de formation longue des permanents syndicaux, avec un cycle de dix semaines pour les cadres départementaux et fédéraux à l’Institut du travail de Sceaux [76].
 

    Tous ces projets disparaissent brutalement après mai 68, dans le contexte des tensions qui affectent FO à cette époque et se soldent par la marginalisation en son sein des courants « modernistes » [77]. C’est parce qu’il prône l’alliance avec le mouvement étudiant et la CFDT pour « contourner le PC et la CGT sur leur gauche », en désaccord avec l’orientation confédérale, que M. Caballero quitte son poste de permanent. Profitant de l’adoption de la loi de 1971 sur la formation professionnelle continue, il reconvertit ses ressources d’éducateur hors du champ syndical en fondant un organisme de formation professionnelle. En 1970 est créée une commission confédérale de la formation, composée de membres de la commission exécutive confédérale, qui est chargée de « préciser le contenu idéologique de notre formation. » [78] Cette inflexion résulte de l’exacerbation de la concurrence intersyndicale – spécialement dans la mise en cause de « l’isolement » de FO par l’axe CGT-CFDT – et de l’idéologisation des termes de cette concurrence, les débats sur le socialisme et l’autogestion se diffusant alors dans le monde syndical. Le rapport adopté le 20 novembre 1970 à l’unanimité de la commission, proclame : « pas d’îlot de matière grise dans la confédération ». Les activités de formation syndicale au sein du bureau confédéral s’éloignent du secteur économique pour se rapprocher du secteur organisation. C’est un binôme de deux secrétaires confédéraux, Roger Lerda (chargé de l’enseignement et de la formation) et Roger Sandri (chargé de l’organisation), qui pilote désormais le dispositif. Ces responsables et ceux qu’ils enrôlent au CFMS, faisant valoir pour toute autorité leurs titres militants, n’auront de cesse de marquer leur défiance à l’égard des postures intellectuelles [79]. Mais si les « militants » (les spécialistes du syndicalisme) évincent les « experts » (les spécialistes des savoirs techniques) au nom du retour à la doctrine, ils ne défendent pas pour autant un retour à l’éducation « politique » d’antan. Leur pratique s’ajuste au format établi par leurs prédécesseurs. Elle s’inscrit dans une conception de la formation qui est toujours d’équiper techniquement des syndicalistes dont la mission légitime consiste à tirer le meilleur parti de la croissance économique.

 

IV

Conclusion

     

    À la naissance de la CGT-FO, l’éducation ouvrière désignait un dispositif politico-intellectuel de type coopératif. Dans le contexte des années 1950, différentes injonctions à la formation se combinent pour donner naissance à un autre dispositif, plus centralisé et d’ordre « technico-doctrinal ». L’adoption des lois de 1957 et 1959 contribue à favoriser ce dernier dispositif au détriment du premier. Le but de l’éducation n’est plus, comme au temps de l’éducation ouvrière, de susciter la curiosité intellectuelle ou de faire croître la culture des militants, mais d’administrer un sens syndical supposé stable et prédéfini. Si la syndicalisation de la formation est étroitement liée aux encouragements de la puissance publique, elle dépend également d’un passage de relais dans les équipes en charge de cette activité. Dans la période étudiée, on voit ainsi se développer l’encadrement administratif des activités éducatives et se succéder trois profils différents d’éducateurs : des intellectuels issus du monde de l’enseignement, des intellectuels issus du monde de l’entreprise et des militants sans lien direct avec le monde intellectuel.

    Comment un système de formation centralisé a-t-il pu se faire accepter dans une organisation revendiquant son attachement au fédéralisme et à la « liberté de conscience » ? Si le CFMS n’est pas contesté dans son rôle, c’est parce qu’il se différencie nettement des enjeux d’orientation. D’une part, les programmes de formation sont élaborés en lien avec les fédérations, qui sont jusqu’au début des années 1970 le principal interlocuteur du CFMS. On passe ainsi d’un fédéralisme à l’autre : de l’autonomie des organisations confédérées à l’autorité des fédérations. D’autre part, la fonction du CFMS est réduite à la transmission de savoirs « objectifs » – comme les langages « neutres » du droit et de l’économie – ou de savoir-faire présentés comme strictement techniques. Aux yeux des militants, la « libre pensée » est donc sauve. Mais elle est réservée à l’expression d’opinions subjectives, distinctes des positions d’organisation. Dans ce nouveau cadre de pensée, la scène éducative n’est plus le lieu où pourraient se croiser ces deux dimensions.
 

    Constater l’institutionnalisation d’un dispositif d’administration du sens syndical n’équivaut aucunement à décrire l’affirmation absolue de l’autorité confédérale. Déplacer la focale vers les usages de la formation conduirait à relativiser l’impact de ce processus centralisateur. Le passage de l’éducation ouvrière à la formation syndicale provoque cependant une rupture importante. S’il ne parvient que modérément à renforcer l’emprise de la confédération sur un univers syndical qui reste très éclaté, il contribue surtout à marginaliser certaines habitudes intellectuelles : celles par lesquelles les syndicalistes définissaient eux-mêmes les frontières légitimes de leur activité.

 

Extrait de Le Mouvement Social 2011/2 n° 235 


Notes :

[1] G. Vidalenc, « En marche vers la gestion. Rapport au Congrès sur le Centre d’Éducation de la CGT Force Ouvrière », Force Ouvrière, n° 120, 15 avril 1948, p. 11. 

[2] « Rapports présentés au 10e Congrès confédéral », Force Ouvrière Informations, 1969, p. 170. 

[3] La notion se retrouve dans deux contributions à M. David (dir.), L’individuel et le collectif dans la formation des travailleurs. Approche historique (1944-1968), Paris, Economica, 1976 : B. Pudal, « La CGT et le rapport individuel/ collectif dans l’éducation ouvrière et l’éducation syndicale de 1944 à 1967 », p. 185-230, et M. Revah et N. Felzenszwalbe, « FO et le rapport individuel/collectif dans la formation des travailleurs », p. 328-387. 

[4] Voir l’article de N. Éthuin et Y. Siblot dans ce numéro du Mouvement Social. 

[5] L’expression, reprise d’É. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse : le système totémique en Australie, rééd., Paris, PUF, 1968, s’inscrit dans la perspective du programme « Durkheim-Fleck » de sociologie cognitive proposé par M. Douglas, Comment pensent les institutions, Paris, La Découverte, 1999. 

[6] Ces sources se trouvent au Centre de documentation de la CGT-FO, sauf les Cahiers Pelloutier, dont la collection quasi-complète est consultable à l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam. 

[7] Plus particulièrement sur les archives de J. Gouin, représentant du ministère au Conseil national de la productivité (Archives Nationales, CAC 19760121). 

[8] Il seconde Georges Lefranc à l’Institut supérieur ouvrier dès 1933. M. Dreyfus, « Vidalenc, Georges », in J. Maitron (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, t. 43, Paris, Éditions de l’Atelier, 1993. 

[9] Rubrique « La vie du CEO », Cahiers Fernand Pelloutier, n° 7, janvier-février 1950. 

[10] R. Étienne, « Enseignement ouvrier », circulaire confédérale aux Unions départementales (UD) et fédérations, 24 mai 1948. 

[11] R. Étienne, « Films éducatifs », circulaire confédérale aux UD et fédérations, 20 mars 1951. 

[12] R. Étienne, « Films éducatifs », circulaire confédérale aux UD et fédérations, 20 août 1951. Sur le « cinéma éducateur », voir V. Vignaux, Jean Benoit-Lévy ou le corps comme utopie, une histoire du cinéma éducateur dans l’entre-deux-guerres en France, Paris, AFRHC, 2007. L’appropriation du cinéma à des fins éducatives est ancienne dans le mouvement syndical : cf. J. Ueberschlag, Jean Brérault, l’instituteur cinéaste (1898-1973), Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2007. Le rôle des services américains après-guerre s’inscrit dans la politique menée conjointement par le gouvernement et les syndicats états-uniens en soutien aux syndicats « libres » contre la CGT. Cf. A. Lacroix-Riz, « Autour d’Irving Brown : l’AFL, le Free Trade Union Committee, le Département d’État et la scission syndicale française (1944-1947) », Le Mouvement Social, n° 151, avril-juin 1990, p. 79-118. Sur l’importance accordée à la CGT-FO par la diplomatie américaine, voir P. Grémion, Intelligence de l’anticommunisme. Le Congrès pour la liberté de la culture en Europe (1950-1975), Paris, Fayard, 1995. 

[13] R. Étienne, G. Vidalenc, D. Wurmser, Circulaire confédérale aux UD et fédérations, 12 décembre 1949. 

[14] Cahiers Fernand Pelloutier, n° 12, novembre 1950. L’épouse de l’ancien secrétaire général de la CGT devenu après la scission président de la CGT-FO, Augusta Jouhaux, fut directrice du Bureau de correspondance du Bureau International du Travail en France de 1949 à 1971. 

[15] « Rapports présentés au 4e congrès confédéral – 22-25 novembre 1954 », Force Ouvrière Informations, n° 32, septembre 1954, p. 263. 

[16] Entretien avec Marcel Caballero, 8 octobre 2009. 

[17] R. Étienne, « Fédération nationale des Auberges de Jeunesse », circulaire confédérale aux UD et fédérations (en communication aux unions locales), 1er mars 1951. 

[18] La charte est reproduite in M. David (dir.), L’individuel et le collectif dans la formation des travailleurs, op. cit., p. 423-424. 

[19] K. Yon, Retour sur les rapports entre syndicalisme et politique : le cas de la CGT-FO. Éléments pour la sociologie d’un « monde de pensée », thèse de doctorat de science politique, Université Paris I, 2008.

[20] C’était le nom courant, hérité de la CGT, de ces cercles éducatifs locaux (voir l’article de M. Poggioli dans le présent numéro du Mouvement Social). 

[21] « Rapports présentés au 4e congrès confédéral », op. cit., p. 260. 

[22] Une telle expérience est relatée dans le département de l’Eure : J. Lefèvre, « Loisirs et culture », Cahiers Fernand Pelloutier, n° 86, janvier 1959, p. 21. 

[23] L’anachronisme étant parfois éclairant, nous pourrions comparer le projet de la revue à celui des sites Internet de type « wiki ». 

[24] R. Étienne et G. Walusinski, « Avant-propos », Cahiers Fernand Pelloutier, n° 1, mai-juin 1949, p. 4. 

[25] J. Julliard, Autonomie ouvrière. Études sur le syndicalisme d’action directe, Paris, Gallimard-Seuil, 1988. 

[26] G. Walusinski, « Mêlant son pas au nôtre », Témoins, n° 25, novembre 1960. 

[27] G. Walusinski, « Les bons comptes font les bons journaux », Cahiers Fernand Pelloutier, n° 12, novembre 1950. 

[28] G. Walusinski, « Une ambition : penser le syndicalisme », Cahiers Fernand Pelloutier, n° 10, juin-septembre 1950, p. 3. 

[29] Il est remplacé par Denyse Wurmser en position de gérant. 

[30] G. Vidalenc, « Rapport sur le CEO – partie activité », Cahiers Fernand Pelloutier, n° 10, octobre 1950. 

[31] Idem. 

[32] D. Tomas, « Réflexions sur les semaines d’études internationales du CEO », Cahiers Fernand Pelloutier, n° 28, novembre 1952. 

[33] « Rapports présentés au 5e Congrès confédéral – xxxviie Congrès national corporatif, Palais de la Mutualité. 24, 25, 26 et 27 octobre 1956 », Force Ouvrière Informations, n° 53, septembre 1956, p. 323. 

[34] Voir l’article de M. Poggioli dans ce numéro du Mouvement Social. 

[35] La tendance Syndicats, pacifiste et anticommuniste, était majoritaire dans la Fédération CGT de l’Enseignement à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Cf. M.-F. Rogliano, « L’anticommunisme dans la CGT : “Syndicats” », Le Mouvement Social, n° 87, avril-juin 1974, p. 63-84. Sur le rapport des syndicalistes au régime de Vichy, voir J.-P. Le Crom, Syndicats nous voilà. Vichy et le corporatisme, Paris, Éditions de l’Atelier, 1995. 

[36] H. Ducret, « Force ouvrière et les enseignants », in S. Bouchard, D. Grenez, G. Clavreul, J.-P. Lecomte, H. Ducret, Cinq contributions à 1’étude de Force Ouvrière, Document de travail n° 63, Paris, FNSP-CEVIPOF, 1994, p. 64. 

[37] G. Vidalenc, « Centre d’Éducation Ouvrière. Il faut multiplier les collèges du travail », Force Ouvrière, n° 122, 29 avril 1948. 

[38] J.-Y. Sabot, « Force Ouvrière dans la métallurgie à sa création », in M. Dreyfus, G. Gautron, J.-L. Robert (dir.) La naissance de Force Ouvrière : autour de Robert Bothereau, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003, p. 83-97 ; M. Noyer, L’Union départementale CGT-Force Ouvrière de Maine et Loire de 1948 à 1956, mémoire de maîtrise d’histoire, Université d’Angers, 2003 ; G. Trousset, Libertaires et syndicalistes révolutionnaires dans la CGT Force Ouvrière (1946-1957), mémoire de master 2 d’histoire, Université Paris I, 2007.

[39] R. Étienne, G. Vidalenc, D. Wurmser, Circulaire aux UD et fédérations, 12 décembre 1949.

[40] Idem. 

[41] R. Étienne, « Décades d’études », circulaire aux UD et fédérations, 16 septembre 1950. 

[42] T. Regin, Les relations intersyndicales françaises à la lumière des engagements internationaux, thèse de doctorat d’histoire, Université de Bourgogne, 2003, p. 108-109. L’internationale prend également en charge l’édition d’une brochure rédigée par G. Vidalenc, Aspects du mouvement syndical français, en 1953. 

[43] R. Étienne, « Éducation ouvrière – quinzaines d’études », circulaire aux UD et fédérations, 9 février 1952. Elles sont réduites à dix jours à partir de l’automne 1952. 

[44] G. Vidalenc, « Rapport sur le CEO – partie activité », art. cit. 

[45] D. Wurmser, « Rapport sur le CEO – partie projet », Cahiers Fernand Pelloutier, n° 10, octobre 1950. 

[46] R. Étienne, Circulaire aux UD et pour information aux fédérations, 25 juin 1951. 

[47] « L’éducation ouvrière », Force Ouvrière Information, n° 2, décembre 1951, p. 14. 

[48] D’après le témoignage d’André Frey (entretien du 14 janvier 2009). Cet ancien responsable cheminot, né en 1927, devient le directeur pédagogique du CFMS en 1972, mais il est investi à FO dès sa création. 

[49] G. Vidalenc, « En marche vers la gestion », art. cit. 

[50] Cet apprentissage devait s’opérer indirectement, grâce au droit donné aux élus de recourir à l’assistance d’un expert-comptable agréé (cf. P. Cristofalo, Syndicalisme et expertise. De la structuration d’un milieu de l’expertise au service des représentants du personnel (1945 à nos jours), thèse de doctorat de sociologie en cours de réalisation à l’Université de Paris Ouest-Nanterre). 

[51] R. Champion, « Psychologie sociale et problèmes de gestion ouvrière », Cahiers Fernand Pelloutier, n° 5-6, novembre-décembre 1949, p. 34-37. 

[52] E. Caus, « Nouvelles de l’éducation ouvrière – dans le Nord », Cahiers Fernand Pelloutier, n° 13, décembre 1950, p. 15-16. 

[53] R. Boulat, Jean Fourastié, un expert en productivité. La modernisation de la France, années 1930-1950, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2008. 

[54] P. Cristofalo, « Les missions de productivité dans les années 1950 : une tentative pour importer en France une fonction d’expertise syndicale », Travail et Emploi, n° 116, 2008, p. 69-81. 

[55] Note du ministre du Travail et de la Sécurité sociale à M. le commissaire général à la Productivité au sujet de deux demandes (FO et CFTC), 27 juillet 1954 (AN, CAC 19760121, article 067) ; Exposé des motifs justifiant la création du BEES par FO (article 066) ; Note du directeur du Travail au ministre au sujet de cette demande, 1956 (article 065).

[56] M. David, Témoins de l’impossible : militants du monde ouvrier à l’université, Paris, Éditions ouvrières, 1982 ; L. Tanguy, Les Instituts du travail. La formation syndicale à l’université de 1955 à nos jours, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006. 

[57] « Rapports présentés au 5e Congrès confédéral… », op. cit., p. 325. 

[58] M. David, Témoins de l’impossible, op. cit., p. 120. [59] AN, CAC 19760121, article 067, Note du ministre du Travail et de la Sécurité sociale à M. le commissaire général à la Productivité au sujet de deux demandes (FO et CFTC), 27 juillet 1954. 

[60] « Rapports présentés au 4e Congrès confédéral de la CGT-Force Ouvrière – xxxvie Congrès National Corporatif. 22-25 novembre 1954 », Force Ouvrière Informations, n° 32, septembre 1954, p. 262. 

[61] M. Braud, « La CGT-FO et l’autogestion. Quelques remarques », in F. Georgi (dir.), Autogestion. La dernière utopie ?, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, p. 271-286. 

[62] « Rapports présentés au 4e Congrès confédéral… », op. cit., p. 165. 

[63] L. Tanguy, Les instituts du travail…, op. cit., p. 125-164. 

[64] M. David, Témoins de l’impossible, op. cit., p. 135. 

[65] Ibid., p. 141. 

[66] Cf. l’éditorial de ce numéro spécial du Mouvement Social. 

[67] Article 3 de la loi n° 59-1481 du 28 décembre 1959. 

[68] Cette intégration s’opère dans la seconde moitié des années 1960. L. Tanguy, Les instituts…, op. cit., p. 194-196. 

[69] « Adaptons nos structures éducatives aux exigences du syndicalisme moderne », FOI, n° 102, février 1961, p. 69-82. À cette date, Pierre Galoni a succédé à Rose Étienne comme secrétaire confédéral chargé des activités éducatives. Ce pupille de la nation né en 1915, boursier devenu instituteur puis professeur de l’enseignement professionnel, était le secrétaire général de la FEN-FO (M. Dreyfus, « Galoni, Pierre », in J. Maitron (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, op. cit., t. 29, 1987). 

[70] A. Bergeron et P. Galoni, « Réorganisation du Service de la Formation », circulaire confédérale aux UD et fédérations, 13 janvier 1964.

[71] Idem. 

[72] « Rapports présentés au 9e Congrès confédéral », Force Ouvrière Informations, n° 158, mars 1966, p. 311. 

[73] Entretien du 8 octobre 2009. 

[74] Peuple et Culture est une association d’éducation populaire issue de la Résistance, dont certains animateurs jouent un rôle essentiel dans la promotion de la formation en entreprise, cf. V. Troger, « De l’éducation populaire à la formation professionnelle, l’action de Peuple et Culture », Sociétés contemporaines, n° 35, juillet 1999, p. 19-42, et M.-B. Vincent, « Démocratiser l’Allemagne de l’Ouest après 1945 : l’engagement d’une association française d’éducation populaire, Peuple et Culture », Le Mouvement Social, n° 234, janvier-mars 2011, p. 83-101. 

[75] L. Tanguy, « La mise en équivalence de la formation avec l’emploi dans les IVe et Ve Plans (1962-1970) », Revue française de sociologie, 43, octobre-décembre 2002, p. 685-709. 

[76] « Formation des militants 1966-67 », FOI Bulletin, supplément au n° 159 de FOI, avril 1966. [77] Sur ces événements, cf. K. Yon, Retour sur les rapports entre syndicalisme et politique…, op. cit.

[78] « Rapports présentés au 10e Congrès confédéral », Force Ouvrière Informations, 1969, p. 172.
 
[79] Sur ces évolutions postérieures, cf. N. Ethuin et K. Yon, « La double nature de la formation syndicale à la CGT et à FO : entre militantisme et “professionnalité” », Regards sociologiques, à paraître en 2011.