LUGUERN Liêm-Khê - NI CIVIL NI MILITAIRE : le travailleur indochinois inconnu de la Seconde Guerre mondiale (2007)

 


 

Ni civil ni militaire :

le travailleur indochinois inconnu de la Seconde Guerre mondiale

Par Liêm-Khê Luguern[*]

Extrait de la revue

Le Mouvement Social 2007/2 n° 219-220, pages 185 à 199

 

L’actualité cinématographique récente a permis de rappeler la participation des tirailleurs africains à la libération de la France et de l’Europe. Mais depuis 1914 la mobilisation humaine des colonies pour la guerre en Europe ne se limitait ni aux tirailleurs ni à l’Afrique. En effet, en 1939, le plan Mandel, du nom du ministre des Colonies, s’appuyant sur l’expérience de la Grande Guerre au cours de laquelle 90 000 travailleurs et tirailleurs indochinois avaient été déplacés en métropole [1], prévoyait aussi l’appoint de 300 000 travailleurs coloniaux dont 100 000 Indochinois [2] pour former un fort contingent douvriers non spécialisés (ONS) afin dassurer la relève des ouvriers métropolitains mobilisés. Le 29 août 1939, un arrêté fixa l’ouverture du droit de réquisition en Indochine. Le 20 octobre, un premier navire quitta Hai-Phong avec à son bord 1200 Tonkinois qui arrivèrent à Marseille un mois plus tard, le 21 novembre 1939. Quatorze navires se sont ainsi succédé jusqu’à la défaite de juin 1940. A cette date, 27000 Indochinois étaient arrivés en France : 7000 tirailleurs et 20000 travailleurs. Suite à la défaite, 4500 d’entre eux purent être rapatriés mais, bloqués par la marine britannique, tous n’arrivèrent pas en Indochine [3]. Plus de 15000 travailleurs restèrent bloqués en France. La désorganisation de l’après-guerre, les événements qui affectèrent l’Indochine française à la Libération, retardèrent encore le rapatriement de ces travailleurs requis. Celui-là ne prit fin qu’en 1952. Ainsi, ces Indochinois, vietnamiens et jeunes pour la plupart (ils avaient entre 18 et 30 ans au moment de leur réquisition) et qui avaient été en grande majorité requis de force, ont été retenus, de force aussi, en métropole pour une dizaine d’années pour être ensuite acheminés vers d’autres guerres : la guerre d’Indochine puis du Viet-Nam (qu’ils ont subie même si peu y ont pris part). Lorsque cette dernière prit fin, ils avaient alors entre 54 et 66 ans.

 

La réquisition de la main-d’œuvre en Indochine en 1939 [4]

 

La politique de recrutement des indigènes s’appuyait sur un dispositif législatif et administratif mis au point dans l’entre-deux-guerres. Mais le dispositif législatif ne concernait la main-d’œuvre qu’une fois celle-ci arrivée en métropole. Les modalités de recrutement en Indochine étaient laissées à l’appréciation des autorités indigènes. Si l’appel aux volontaires n’y reçut pas un franc succès, l’enrôlement de force ne provoqua aucune résistance collective. 90 % des travailleurs requis ont été recrutés dans la masse de la paysannerie pauvre, surtout dans les protectorats de l’Annam et du Tonkin. Seul un millier était originaire de la colonie cochinchinoise. L’efficacité de la réquisition révèle l’inféodation et le « loyalisme » des autorités indigènes chargées du recrutement aux échelons communal et provincial [5]. Celles-là avaient fixé à chaque famille lobligation de fournir un fils :

 

    À peine rentrés à la maison [...], nous entendions résonner depuis le fond du village la voix du crieur public : « Oyez, oyez, gens du village, au nom des mandarins inférieurs et supérieurs, sur ordre officiel, les familles qui ont deux garçons de plus de 18 ans doivent fournir une personne pour l’enrôlement, la France connaît des temps troublés » [6].

 

L’établissement d’un tel principe rendait le réservoir de travailleurs réquisitionnables immense mais il fallait résoudre la question de l’encadrement.

 

La faiblesse numérique des Français en Indochine et l’interprétariat exigeaient le recours aux Indochinois pour l’encadrement intermédiaire, formé par des requis volontaires (moins de 10 % des effectifs). Les volontaires avaient tous le niveau d’études primaires :

    Pour la plupart, c’était des fils de paysans comme nous, mais ils avaient leur certificat d’études primaires. Très peu avaient le certificat supérieur [7].

 

Maîtrisant le français, ils furent immédiatement promus interprètes ou surveillants (un surveillant pour vingt-cinq travailleurs). Ces volontaires étaient issus des milieux de la paysannerie moyenne, rarement aisée, pour lesquels le départ pour la France – quelles qu’en soient les conditions – représentait une chance d’échapper au blocage de la société coloniale qui leur refusait la citoyenneté et donc des chances de promotion sociale. Attendant leur heure, ils formèrent l’encadrement intermédiaire pour acheminer les 19 000 paysans illettrés sous les ordres des commandants et adjoints des compagnies de travailleurs qui étaient pour la plupart des militaires ou fonctionnaires coloniaux.

 

Les cas de résistance individuelle sont marginaux :

 

    Je m’appelle Ha-Muoi [...], mes parents étaient cultivateurs, on avait une petite parcelle [...], je n’ai pas été à l’école et je ne sais ni lire ni écrire. J’ai été requis en 1939 [...], je suis parti à la place de mes grands frères qui avaient tous femmes et enfants. [...] On ne pouvait pas fuir : où aller sinon retourner au village ? Or c’était impossible [8].

 

Cela s’explique non seulement par les menaces d’emprisonnement qui pesaient sur les familles mais aussi parce que ce départ pour la France nourrissait chez ces jeunes enrôlés des sentiments ambigus. Originaires pour la plupart du Tonkin et de l’Annam, ils avaient grandi dans des régions où la pression démographique était forte et où la misère de la paysannerie avait déjà nourri des mouvements migratoires spontanés ou organisés à destination des plantations du sud ou de Nouvelle-Calédonie [9]. Ainsi un séjour temporaire en métropole présentait une échappatoire à la misère, lopportunité de vivre une aventure, comme lexprime Nguyên Van Thanh, âgé de dix-neuf ans au moment de la réquisition :

 

    « Partir », dès lors, hantait mon esprit, comme une lumière à l’autre bout d’un long tunnel... Partir pour ne plus penser à rien, pour commettre un geste ! [10]

 

ou Thiêu Van Muu, du même âge :

 

    À la fin, j’ai eu moi aussi un coup de tampon rouge sur la poitrine. Sur le coup, je ne savais pas où j’en étais, moitié triste, moitié content. Triste parce que je devais quitter ma famille, content parce que je pourrais aller voir la France [11].

 

Les requis au travail pendant la guerre

 

Après une traversée d’environ un mois, les requis débarquaient à Marseille où ils restaient en transit quelques jours aux Baumettes, la prison, à peine achevée, leur servant de camp d’accueil. Ils étaient pris en charge par la MOI (Service de la main-d’œuvre indigène, nord-africaine et coloniale) [12] relevant du ministère du Travail, ce qui leur conférait un statut de requis civils. Néanmoins, répartis en 73 compagnies (groupées en cinq légions) formées chacune de 200 à 300 travailleurs, ils étaient soumis à la discipline militaire. Les services publics, mais aussi les entreprises privées, pouvaient employer ces ouvriers non spécialisés (ONS) après avoir accepté les conditions du cahier des charges fixées par la MOI.

 

Jusqu’en juin 1940, les ONS travaillèrent essentiellement pour les industries de la défense nationale : 70 % des effectifs furent affectés aux poudreries. Ils furent disséminés sur tout le territoire : en juin 1940, on relève leur présence dans vingt-quatre départements. La plus forte concentration se trouvait en Gironde avec 2 327 ONS, employés pour la plupart à la poudrerie de Saint-Médard-en-Jalles. Le postulat qui présidait à l’emploi dans l’industrie de ces travailleurs étrangers était celui du rendement collectif : compenser le qualitatif par le quantitatif. De cette première confrontation avec les poudreries, les témoignages soulignent notamment la pénibilité liée aux cadences de travail (ils étaient soumis au travail posté et aux 3x8), les effets secondaires au contact de la poudre, mais aussi le désenchantement lié à la faiblesse des soldes qui leur sont allouées :

 

    Chers frères et sœurs, [...] je vous fais savoir en outre que lorsque j’étais encore à Dong Hoi, je touchais 6 piastres par mois. Ici je ne touche plus que 3 piastres. Aussi vous demanderai-je le service de m’indiquer les démarches à faire pour que mon salaire soit porté à 6 piastres comme par le passé. [...] Tous mes collègues se trouvent dans la même situation que moi [13].

 

En effet, comme nous le verrons plus loin, le requis ne touchait pas directement son salaire mais une solde, une fois déduits par la MOI les frais liés à son entretien.

 

La défaite de juin 1940 obligea les compagnies à se replier. Fin 1940, presque tous les ONS se trouvaient en zone libre. A partir de cette date, on peut distinguer la « période sylvestre » (1941-1942) où les requis sont majoritairement employés dans les travaux forestiers et agricoles (riziculture en Camargue, salines du sud, forestage en Aveyron, etc.) et la « période industrielle » (1942-1944) où ils sont à nouveau affectés dans les usines. Cette césure correspond au tournant de la guerre, à partir duquel 43 % des travailleurs indochinois travaillèrent directement ou indirectement pour les troupes allemandes d’occupation. C’est à partir de cette période que les souffrances atteignirent leur paroxysme. Comme la majorité de la population sous l’Occupation, les travailleurs requis avaient faim, froid et manquaient de vêtements et de chaussures. La souffrance était aussi morale : les cas de suicide n’étaient pas rares, comme le relève un rapport des renseignements généraux de 1943 qui les explique par le cafard et le mal du pays [14]. Mais 40 % des décès étaient dus à la tuberculose pulmonaire en raison de la précarité de leurs conditions de vie. La difficile adaptation aux hivers de France était accentuée par les pénuries : on les voyait porter des galoches qu’ils avaient confectionnées eux-mêmes pour ne pas aller pieds nus [15] et les témoins se souviennent que manger était devenu une obsession [16] :

 

    Beaucoup d’entre nous ont fait de la prison car le vol était fréquent. Nous avions très faim et si nous ne volions pas, il nous était impossible de survivre [...]. Nous mangions tout ce qui nous tombait sous la main. La nourriture qu’on nous donnait pour quinze jours suffisait à nos besoins pour quatre ou cinq jours, le reste du temps nous mangions n’importe quoi, les herbes sauvages par exemple [17].

 

Un habitant de Bergerac se souvient que les Indochinois pêchaient des moules dans la Dordogne et les mangeaient alors qu’elles n’étaient pas comestibles [18]; les habitants de la commune dAmpus dans le Var les avaient vu manger de la luzerne [19].

 

Les rapports des administrateurs de la MOI avaient établi que les travailleurs indochinois n’ont pas plus souffert que le reste de la population. Or, tandis que le bilan des pertes civiles françaises liées à la guerre s’élève à 330 000 décès (soit 0,8 % de la population), on relève 1061 décès dans les rangs des travailleurs indochinois (soit plus de 7 % des effectifs).

 

La lenteur des rapatriements

 

À la Libération, la majorité des travailleurs aspiraient à un rapatriement rapide. Celui-ci tarda du fait de la désorganisation de l’après-guerre puis des événements d’Indochine. L’attente du rapatriement plongea les travailleurs dans une situation de lassitude puis de révolte. L’agitation politique gagna les camps (tous les camps étaient concernés : les regroupements importants – le camp de Mazargue à Marseille – comme les petites unités – les camps du Tarn et Garonne ou de Vendée – étaient touchés par des grèves et des manifestations) à l’instar du Viêt-Minh dans la colonie. Les travailleurs revendiquèrent l’égalité professionnelle et, dans ce cadre, le droit à une formation et leur émancipation de la tutelle de la MOI, devenue en 1945 la direction des Travailleurs indochinois (DTI) rattachée au ministère des Colonies. Ce basculement du ministère du Travail au ministère des Colonies fit passer les Indochinois du statut de travailleurs, acquis à la faveur de la guerre, à celui d’indigènes des colonies à renvoyer chez eux avec le retour de la paix et bientôt avec la « pacification » en Indochine. Il est ici tentant d’établir un parallèle avec la main-d’œuvre féminine mais nous aurons l’occasion de l’évoquer plus loin. Quoi qu’il en soit, ils restent des travailleurs encadrés et, pour eux, les années 1945-1952 sont marquées par une période de chômage chronique au moment même où la France manquait de main-d’œuvre pour la reconstruction. 1500 d’entre eux seulement avaient reçu une formation professionnelle agricole ou industrielle après avoir subi des examens « psychotechniques » et médicaux[20]; qualifiés, la plupart d’entre eux demandèrent à bénéficier de la levée de réquisition après avoir trouvé un emploi. La formation industrielle ou agricole permit ainsi à une minorité de bénéficiaires de s’insérer en France, contrairement aux attentes du ministère qui voyait dans cette formation un moyen de contribuer à la mise en valeur économique de la colonie. La formation d’une élite indigène qui, de ce fait, se trouvait coupée de la société coloniale et n’aspirait qu’à l’intégration en métropole pour poursuivre son ascension sociale entre ainsi fondamentalement en contradiction avec le projet colonial. L’insertion professionnelle mais aussi le mariage et/ou la naissance d’un enfant en France ont été les vecteurs principaux de l’installation définitive d’un millier de travailleurs indochinois qui ont fait souche en France.

 

Pour l’immense majorité des requis, le rapatriement en Indochine eut lieu, parfois de force lorsqu’il s’agissait de « meneurs »[21], entre 1946 et 1952 [22]. Les conditions difficiles du retour ne sont pas spécifiques aux Indochinois, comme en témoigne en novembre 1944 le refus des 300 tirailleurs sénégalais d’embarquer à Morlaix avant le règlement de leur situation administrative [23].

 

Le retour en Indochine

 

En 1946, une base de débarquement des travailleurs indochinois, chargée de recevoir les travailleurs et de liquider les formalités administratives, a été créée en Cochinchine, à Cap Saint-Jacques. Nos recherches sont en cours pour connaître les conditions réelles de ce retour. Néanmoins on peut avancer l’idée que, dans le contexte troublé de l’époque en Indochine, les rapatriés n’étaient pas les bienvenus. Des témoignages font état de cas de répression et d’emprisonnement à leur retour :

 

    À Cap Saint-Jacques (je ne me souviens plus du jour), je suis resté emprisonné jusqu’au 31 août 1948, puis, avec une cinquantaine d’ONS originaires du Centre Annam (de Quang Ngai à Nghê An), je fus embarqué sur un bateau en direction de Tourane où nous sommes arrivés le 3 septembre 1948. Là, nous avons pris le train et nous sommes arrivés à Huê le 4 septembre. Là, on nous a retenus prisonniers dans la citadelle de Huê. Nous devions encore lutter ne serait-ce que pour pouvoir aller à la rivière pour nous laver et faire notre lessive[24].

 

L’administration, quant à elle, avait pour préoccupation principale de ne pas maintenir ces milliers d’hommes à Cap Saint-Jacques pour éviter les incidents. La grande majorité furent embarqués par petits groupes en direction de Haiphong, s’ils étaient Tonkinois, ou de Tourane, s’ils étaient Annamites. Les uns et les autres devaient ensuite retourner chez eux par leurs propres moyens. A partir de ce moment, les trajectoires individuelles deviennent complexes : certains choisirent de rester en ville et de repartir de zéro, d’autres rejoignirent des unités combattantes du Viêt-Minh mais la majorité rentrèrent chez eux pour retourner à la rizière et fonder tardivement une famille. Si au terme d’une décennie ils retrouvent leur condition sociale de départ, cette continuité ne fut cependant qu’apparente et cachait de douloureuses ruptures :

 

À mon retour, mon père et ma grande sœur étaient morts – en 1945, ma maison avait été détruite et brûlée par l’armée française et ma femme avait pris un autre mari [25].

 

De plus, certains d’entre eux ont été l’objet de malveillances de la part des colons puis, dans les années qui ont suivi, d’ostracisme de la part des autorités vietnamiennes locales qui considérèrent ces années passées en France avec méfiance :

 

    Quand l’armée du Nord est arrivée, j’ai eu très peur qu’on trouve des papiers de mon passé en France, j’ai eu peur qu’on m’accuse d’avoir collaboré avec les Français. J’ai tout brûlé, il ne reste rien [26].

 

Cette méfiance, liée à l’ignorance de cet épisode historique au Viêt-nam même, a parfois pesé sur les descendants d’ex-ONS, comme en témoigne le fils d’un ancien requis :

 

    Nous sommes très tristes car ce qu’il a fait pour la France et pour son pays n’a jamais été reconnu. Au contraire, son passé en France nous a porté tort à tous car, à cause de son séjour en France, on était suspects aux yeux des autorités et du parti [27].

 

Parias dans le nouveau régime qui s’est libéré du joug colonial et inconnus en France, les derniers travailleurs indochinois requis survivants achèvent aujourd’hui leur vie dans l’indifférence.

 

Alors qu’il ne reste qu’un très petit nombre d’ONS vivants (en France et au Viêt-nam), la question de leur droit à pension n’est en effet, à ce jour, encore que très partiellement réglée. Elle révèle l’ambiguïté intrinsèque du statut de ces 20 000 travailleurs indochinois requis par la France pour la Seconde Guerre mondiale : statut civil ou militaire ? La plupart avaient entre 18 et 35 ans au moment de leur réquisition en 1939. Ils pouvaient donc prétendre aux droits liés à l’assurance vieillesse à leurs 65 ans, soit à partir des années 1969 à 1986. Mais la revendication pour le droit à la retraite des ONS et en particulier de tous ceux qui avaient été rapatriés au Viêt-nam (la très grande majorité) n’a vu le jour qu’en 1989-1990 avec la constitution d’un comité de soutien aux anciens travailleurs et tirailleurs vietnamiens en France, en raison des circonstances politiques :

 

    Le cas de ceux qui sont rentrés et démobilisés au Viêt-nam n’a pas été soulevé pour la raison qu’à l’époque, le Viêt-nam étant en pleine guerre, les relations entre le Nord et le Sud d’une part, entre le Viêt-nam et la France d’autre part, étaient coupées [28].

 

Il fallut donc attendre quinze ans après la réunification du Viêt-nam pour que les ONS en France et au Viêt-nam se « réunifient » eux-mêmes et fassent entendre leur revendication commune. Quelle est cette revendication ? Pour la comprendre il faut revenir aux dispositions prises par la France à l’égard des requis depuis 1945 concernant leur droit à pension [29].

 

Les mesures dérogatoires du GPRF

 

Juridiquement les travailleurs de la MOI étaient des requis civils (la MOI étant un organisme civil dépendant du ministère du Travail) constituant pour le temps de guerre des unités de main-d’œuvre d’ouvriers non spécialisés (ONS) encadrés. Les années de réquisition ne comptent donc pas comme des années passées sous les drapeaux et ne peuvent donc ouvrir des droits auxquels peuvent prétendre les militaires.

 

Cependant, dès novembre 1945, une dérogation est prise par le GPRF[30]. Par décret signé du général De Gaulle,

 

    le temps passé dans les formations du service de la Main-d’œuvre Indigène par les travailleurs et gradés indochinois compte comme temps de présence sous les drapeaux, pour ceux d’entre eux qui appartiennent déjà à l’un des cadres de l’administration indochinoise où ils seront intégrés par la suite[31].

 

Ce décret établit donc une dérogation en faveur des « cadres de l’administration indochinoise ». C’est l’affirmation de la continuité des principes de gestion coloniale, fondée sur la nécessité de s’appuyer sur une élite indigène au moment où la France entend restaurer sa souveraineté en Indochine. Néanmoins cette mesure politique apparaît comme purement symbolique puisque la quasi-totalité des travailleurs indochinois requis n’était pas issue des cadres indigènes et n’était pas appelée à l’être.

 

La deuxième dérogation concerne les infirmes et les décédés. En effet :

 

    les travailleurs indochinois, engagés ou requis pendant la guerre de 1939-1945 et employés dans les établissements de l’État ou travaillant pour la défense nationale, et leurs ayants cause sont, en ce qui concerne les infirmités ou décès résultant d’un accident survenu ou d’une maladie contractée en service, soumis au régime des pensions d’invalidités applicable aux militaires autochtones [32].

 

Les requis sont donc mis à égalité avec les « militaires autochtones », c’est-à-dire indigènes [33], lorsquil a été établi quils sont morts ou devenus infirmes dans le cadre de leur réquisition. Les morts et les infirmes sont promus militaires. La reconnaissance pour les services rendus à la France est donc établie sur le critère du sang réellement versé. Les survivants et valides restent des travailleurs civils. Se pose alors, pour ces derniers, la question de la reconnaissance de leurs droits sociaux en tant que travailleurs civils.

 

Ni militaire ni travailleur civil : le travailleur indochinois inconnu

 

Les travailleurs requis, nous l’avons dit, étaient des travailleurs civils encadrés par la MOI, organisme civil dépendant du ministère du Travail. Les entreprises privées et les services publics pouvaient employer les travailleurs indochinois après avoir accepté les clauses et les conditions du cahier des charges et signé un contrat de mise à disposition (de personnel). Le requis ne touchait pas directement son salaire. Il était versé par l’employeur à la MOI qui devait, en principe, assurer l’entretien complet du requis et lui donner une « solde ». Le logement, comme l’habillement, la nourriture et le service médical, était, dans les faits, entièrement à la charge de la MOI, dont le budget était alimenté exclusivement par les retenues sur les salaires des ONS. Les travailleurs étaient requis initialement pour les besoins de la défense nationale. Or la réglementation permettait leur emploi dans d’autres secteurs, notamment privés, qui participaient, directement ou pas, à l’effort de guerre.

 

De 1939 à 1944, six cahiers des charges se sont succédé [34]. Lobjectif principal était de rendre cette main-d’œuvre attractive pour obtenir son plein emploi puisque la MOI devait sautofinancer. Les entreprises qui employaient les travailleurs indochinois bénéficiaient donc d’avantages comme l’exonération des diverses indemnités sur les accidents du travail. Jusqu’au rattachement de la MOI au ministère des Colonies en juin 1945, les employeurs étaient également exonérés du versement de la cotisation patronale pour les assurances sociales et du versement d’une somme dans le cadre du régime d’allocations familiales obligatoires (loi du 2 mars 1932). Le dernier cahier des charges de 1944 maintenait toutes ces exonérations à l’endroit des travailleurs au profit des employeurs. Il les obligea cependant à verser une redevance forfaitaire de 25 % du montant brut des salaires, primes et heures supplémentaires à la MOI, destinée à couvrir les charges sociales. Si la MOI – et donc l’État – a exonéré les employeurs d’une partie des charges sociales, aucune mesure n’a été prévue pour compenser ce manque à gagner pour les travailleurs indochinois. Ces derniers constituaient donc une catégorie de travailleurs à part pour lesquels les droits sociaux et notamment le droit à la retraite étaient matière à improvisation, alors qu’avec la loi de 1910 sur la retraite ouvrière et paysanne les travailleurs étrangers étaient devenus des assurés obligatoires [35].

 

En définitive, la MOI fonctionnait comme un service de location de main-d’œuvre pour laquelle les employeurs ne versaient qu’une demi-part de cotisation (la part patronale). Ce versement était collectif et les travailleurs n’étaient donc pas immatriculés « socialement », ils formaient une entité collective à part dans laquelle leur identité de travailleurs n’avait pas d’existence, ce qui ne permettait pas d’envisager leurs droits sociaux.

 

C’est ce que confirme Michel Charasse, ministre du Budget, en 1991, dans une lettre au Dr Jean-Michel Krivine, porte-parole du Comité de soutien aux anciens travailleurs :

 

    De manière générale, les travailleurs indochinois n’ont pas, à l’époque de leur réquisition, été affiliés au régime général de sécurité sociale et n’ont donc pu, de ce fait, acquérir un droit à pension ni au titre du régime général vieillesse ni au titre du régime complémentaire de l’IRCANTEC [36].

 

Rien n’a donc été prévu pour ces travailleurs au titre du droit à pension pour les services accomplis en tant que travailleurs requis. La gestion des travailleurs indochinois en métropole prolonge ainsi les mécanismes en vigueur dans la colonie : les travailleurs indochinois n’étaient ni citoyens ni travailleurs à égalité avec les travailleurs français. Le paradoxe est qu’ils n’étaient pas gérés, tout au moins jusqu’en 1945, par le ministère des Colonies mais par le ministère du Travail. A la Libération, les travailleurs indochinois revendiquèrent cette égalité. Ils se syndiquèrent massivement à la CGT et leur principale revendication s’articulait autour de la liberté syndicale et du droit à la formation. La question des droits à pension n’était pas abordée. Il est vrai que pour ces travailleurs, âgés de 25 à 35 ans, il y avait alors d’autres urgences.

 

La réflexion sur l’ambiguïté du statut du travailleur indochinois, qui de ce fait le rend « invisible » car il ne peut être répertorié ni comme travailleur libre ni comme militaire, peut aussi être prolongée par une réflexion sur l’angle ethniciste appliqué à l’emploi de cette main d’œuvre. Nous avons vu que les travailleurs indochinois formaient un effectif trois fois supérieur aux tirailleurs indochinois et que, par ailleurs, les Africains étaient majoritairement enrôlés comme militaires au sein des vingt divisions coloniales en France. Si préférence a été donnée au recrutement de travailleurs en Indochine, c’est notamment en raison de la typologie raciale forgée, en particulier pendant la Grande Guerre, par les responsables militaires coloniaux qui, à l’instar du maréchal Joffre, étaient réticents à l’idée de recourir à des soldats indochinois car « les tirailleurs indochinois ne possèdent pas les qualités physiques pour servir au front » [37]. En revanche, selon un autre officier, pour les travailleurs indochinois « recrutés pendant la guerre de 1914-1918, ayant donné satisfaction en raison de leur intelligence, de leur habileté et de leur discipline, il fut décidé de prévoir un recrutement analogue pour le cas où un nouveau conflit surgirait » [38]. Cette considération renvoie en fait à la réalité économique et sociale de lIndochine, la plus industrialisée des colonies françaises. A cette époque toute lAsie orientale était en voie d’industrialisation et bien davantage que l’Afrique du Nord et l’Afrique noire. Ainsi, l’expérience du travail industriel (même dans les plantations) y existait réellement. Pour l’Indochine, le recrutement de travailleurs a donc pris le pas sur celui de tirailleurs pour des raisons de rapport au travail (adaptabilité plus ou moins rapide, rendement, discipline). Le social ne doit donc pas être occulté : ainsi Laurent Dornel a montré que la Première Guerre mondiale a vu naître le processus d’assignation identitaire avec la convergence du discours colonial racial et du discours économique au moment où se diffuse le taylorisme dans les usines [39]. Dans ce processus, les travailleurs indochinois sont considérés comme « bons pour les travaux d’adresse – main-d’œuvre quasi-féminine » dans le tableau du rendement économique des travailleurs étrangers établi à partir des données fournies par le service de la Main-d’œuvre étrangère au ministère du Travail[40]. Mireille Favre a elle aussi montré que le travailleur indochinois était assimilé à une maind’œuvre féminine et avait été affecté dans les usines de guerre aux côtés des femmes pour ses qualités d’adresse, d’habileté, de minutie [41]. Le travailleur indochinois revêt donc un double stigmate : indigène des colonies et féminisé. De ce fait, en 1939 ces travailleurs furent majoritairement relégués à l’arrière dans les usines de guerre aux côtés des femmes, comme l’écrit B. dans sa lettre du 12 décembre 1939 alors qu’il était ouvrier en stage à la cartoucherie de Toulouse :

 

    Nous travaillons dix heures par jour [...], autour de nous il y a 12 000 ouvrières françaises [42].

 

En repensant à un slogan féministe de 1968 : « Qui est plus inconnu que le soldat inconnu ? La femme du soldat inconnu ! », on peut émettre l’hypothèse selon laquelle l’invisibilité du travailleur indochinois tient notamment à ce qu’il était à l’arrière, loin de l’épreuve du feu, avec les femmes. Quelques mesures, parcellaires et bien tardives, ont été prises dans le sens de leur reconnaissance.

 

La reconnaissance des travailleurs indochinois établis en France

par la présidence Pompidou

 

Une première disposition législative a contribué à cette reconnaissance. La loi du 13 juillet 1962 a en effet accordé aux travailleurs la possibilité d’opérer des versements de rachat des cotisations permettant la validation des services accomplis durant les années de réquisition donnant droit à l’assurance vieillesse. Cette mesure s’adressait aux travailleurs affiliés à un régime de sécurité sociale en France et excluait de fait tous les travailleurs (soit l’immense majorité) rapatriés en Indochine. Néanmoins cette possibilité de rachat des cotisations était encore vécue comme une injustice par les bénéficiaires.

 

Dans les années 1970, ils poursuivirent leurs démarches en vue d’obtenir la validation gratuite des années pendant lesquelles ils avaient travaillé pour la MOI. Cette démarche a été entreprise par M. Lê Van Phu au nom de la section des anciens travailleurs indochinois de l’Association des Vietnamiens de France. Une première étape a été franchie sous la présidence de Georges Pompidou, avec la loi du 21 novembre 1973, qui considère en son article 3 que

 

    toute période de mobilisation ou de captivité est sans condition préalable assimilée à une période d’assurance pour l’ouverture du droit et la liquidation des avantages vieillesse.

 

Cette loi et son décret d’application du 23 janvier 1974 visant les anciens combattants et les anciens prisonniers de guerre n’évoquent à aucun moment la situation particulière des travailleurs coloniaux réquisitionnés. Le décret, outre les militaires, fournit la liste des autres bénéficiaires de la mesure :

 

    engagés volontaires en temps de guerre, combattants volontaires de la Résistance, déportés ou internés résistants ou politiques, réfractaires au service du travail obligatoire, patriotes résistants à l’occupation des départements du Rhin et de la Moselle incarcérés en camp spéciaux ou patriotes réfractaires à l’annexion de fait.

 

Les travailleurs indochinois requis n’appartiennent à aucune de ces catégories et pourtant, sans doute grâce à la notion large contenue dans la loi évoquant « toute période de mobilisation », ils ont été compris parmi les bénéficiaires de la loi. Un courrier de la Direction régionale de la Sécurité sociale à M. Lê Van Phu annonce en effet que cette loi et son décret « permettent l’assimilation à une période d’assurance des périodes de réquisition des travailleurs et tirailleurs indochinois qui n’ont pas donné lieu au versement des cotisations d’assurances sociales » [43]. Lintégration des travailleurs indochinois à la liste des bénéficiaires du décret de janvier 1974 est donc une décision politique car, dun point de vue strictement juridique, rien nempêchait, compte tenu de l’ambiguïté de leur statut, de les maintenir à l’écart du dispositif. Par ailleurs, le décret stipule que les bénéficiaires devaient avoir exercé « une activité au titre de laquelle des cotisations ont été versées au régime général de la Sécurité sociale », ce qui signifie que restent exclus tous les travailleurs indochinois rapatriés (à l’exception de rares cas de travailleurs qui ont bénéficié d’une levée de réquisition et qui ont été employés et déclarés avant leur rapatriement). Ces derniers devaient alors commencer des démarches extrêmement fastidieuses pour faire valoir leurs droits.

 

Pour les travailleurs restés en France, moins d’un millier au moment de la loi, certains avaient déjà entrepris le rachat de leur cotisation. La loi de 1973 annulait de facto des dispositions de rachat prévues par la loi de juillet 1962. En mars 1978, un accord est intervenu entre les ministères de la Santé et de la Sécurité sociale, de l’Économie et des Finances et la Caisse des dépôts et consignations, permettant de les faire bénéficier gratuitement de la validation de leurs services par le régime de retraite de l’IRCANTEC (organisme qui gère le régime de retraite complémentaire pour les non-titulaires du secteur public). A partir de ce moment-là, les travailleurs indochinois de France ont donc obtenu leur retraite complémentaire payée par la caisse de l’IRCANTEC en fonction de la durée de leur service dans la MOI. Restait dès lors posée la question de tous les travailleurs indochinois rapatriés.

 

De François Mitterrand à Jacques Chirac, la question de l’égalité

des travailleurs indochinois dans l’impasse

 

Cette question n’a surgi que bien tardivement, à la fin des années 1980, pour des raisons de contexte, comme nous l’évoquions plus haut. Par lettre du 20 juin 1989, M. Lê Van Phu, toujours au nom de la Section des anciens travailleurs et tirailleurs vietnamiens en France de l’Union générale des Vietnamiens en France, interpelle M. Claude Evin, alors ministre des Affaires sociales :

 

    Depuis quelque temps, des centaines d’anciens travailleurs et tirailleurs vietnamiens vivant actuellement au Vietnam ont écrit à notre association pour nous demander d’intervenir auprès des autorités françaises [...] pour faire valoir leur droit à une pension de retraite complémentaire des années de service dans la Main-d’œuvre Indigène (MOI) comme ouvriers non spécialisés (ONS).

 

Ce courrier précise que si la MOI n’existe plus, « le bureau D2 liquidations sis 71 Boulevard Péreire 75017 Paris possède en main tous les dossiers des anciens travailleurs ». A la même période un autre ancien ONS, M. Dang Van Long, en contact avec des anciens ONS du Vietnam, entreprit les mêmes démarches. Les efforts conjugués des uns et des autres devaient aboutir à la création d’un Comité de soutien aux anciens travailleurs et tirailleurs vietnamiens en France[44] qui lança, fin 1989, un appel public afin de sensibiliser l’opinion à cette question. Le porte-parole du comité était le chirurgien Jean-Michel Krivine[45].

 

En 1990, le Comité a évalué la liste des ONS survivants au Viêt-nam à 500 ou 600. En fait, la liste des ONS dont il se fait le porte-parole s’établit à 227 noms [46]. Le porte-parole au Viêt-nam était M. Hoang Nghinh, de Hanoi.

 

La revendication initiale du Comité était le paiement d’une retraite complémentaire pour ces survivants (alors tous âgés de plus de 70 ans) estimée à 250 francs par mois par personne, soit 3 000 francs par an [47]. Cest ce que le Comité fit savoir par courrier à Claude Evin, ministre de la Solidarité, de la santé et de la protection sociale en 1989. Dans un premier temps, le dossier avait commencé à circuler de ministère en ministère, ce qui prouve encore une fois que le statut des travailleurs coloniaux requis, défini dans le contexte de l’Empire et l’urgence de la guerre, n’a jamais pu être légalement tranché : militaire ou civil ? Ainsi, le ministère de la Solidarité a transmis l’examen du dossier à la Direction de la Sécurité Sociale et, dans le même temps, le chef du cabinet du ministère de la Défense écrit au Comité pour signifier que :

 

    La question de la validation des services de ceux qui ont été rapatriés dans leur pays[48] sans avoir exercé d’activité salariée en France fait l’objet d’une étude actuellement en cours à la Direction de la Comptabilité publique chargée du Budget, étude dont il n’est pas possible de préjuger les résultats [49].

 

Début 1990, le dossier des retraites des travailleurs indochinois était donc dans les mains des ministères des Finances et du Budget (ministère Bérégovoy). Ce qui signifiait qu’on s’acheminait vers un « règlement comptable » de la question. En 1990, le Comité de soutien a continué à s’adresser au Premier ministre, Michel Rocard[50]. Ce dernier a chargé Michel Charasse, ministre délégué au Budget, d’étudier le dossier. En janvier 1991, le directeur de la Comptabilité publique du ministère de l’Économie, des Finances et du Budget apportait une première réponse au comité :

 

    Il ressort que les travailleurs qui ont été rapatriés au Vietnam en 1950 n’ont pas été lésés par rapport à ceux qui sont restés en France [...]. En effet l’État a accordé en 1950 aux premiers des allocations particulières s’élevant à 10 555 F par personne.

    Ces allocations, qui peuvent paraître aujourd’hui modestes, n’étaient pas du tout négligeables à l’époque. Elles représentaient en effet environ 10 mois de salaires pour les intéressés. En conséquence, les intéressés doivent être considérés comme étant remplis de tous leurs droits au titre des services qu’ils ont effectués en France [51].

 

Le point de vue du ministère des Finances sous-entend que les allocations d’État versées aux travailleurs indochinois lors de leur rapatriement équivalent au droit à la retraite complémentaire accordé aux mêmes travailleurs restés en France. L’équité avancée ici est entendue d’un point de vue comptable et nullement sous l’angle de l’égalité des statuts au regard du droit à la retraite des salariés. La question des statuts de ces travailleurs reste donc entière et, à défaut de leur clarification juridique, les différentes décisions afférentes à la question des retraites ne peuvent être que politiques. Par ailleurs, l’État ne précise pas à quoi se rattachent ces allocations particulières. Les travailleurs rapatriés les ont-ils réellement perçues ? Les survivants affirment que non.

 

La lettre du 15 mai 1991 de M. Hoang Nghinh adressée à M. Charasse, au nom des anciens travailleurs rapatriés au Viêt-nam, est sans équivoque :

 

    À quoi correspondent ces allocations particulières ? Est-ce là une prime de déréquisition ? Celle-ci ne se monte qu’à 65 piastres. Est-ce là une prime de congé libérable ?

    Celle-ci n’est que de 450 piastres. De l’addition de ces deux sortes de prime, on obtient un total de 515 piastres. Converties au taux de la piastre, ce serait 5 150 francs. Pour atteindre les chiffres de 10 555 francs, il conviendrait d’y ajouter le montant du pécule et celui du compte de dépôt-piastres. Mais ces deux derniers montants sont de l’argent épargné par nous, ce n’est pas l’argent de l’État [...]. Quoi qu’il en soit, admettons que ces soi-disant allocations particulières eussent existé, qui de nous les a touchées ?

    D’après nous, la plupart d’entre nous rapatriés avant 1950 n’ont rien touché. D’autres, s’ils les ont touchées, ils auraient touché non pas 10 555 francs mais une somme beaucoup inférieure.

 

Ce qui est avancé ci-dessus par le porte-parole des anciens travailleurs au Viêt-nam correspond à ce qui a été défini par la direction des Travailleurs indochinois elle-même. En effet, elle avait établi qu’au moment du rapatriement,

 

    les travailleurs rapatriés qui sont en levée temporaire de réquisition percevront au

    moment de l’embarquement :

    1o l’indemnité de déréquisition (65 piastres)

    2o l’allocation de congé libérable (450 piastres)

    3o le montant de leur pécule

    4o le montant de compte dépôt-piastres

    Ces sommes leur seront versées par chèque payable à Saigon [52].

 

Pour le Comité des anciens travailleurs, la plupart de ceux-là n’ont rien touché à leur retour en Indochine. Seule une petite minorité a bénéficié d’une indemnité (entre 6 000 et 11 900 anciens francs) non pas particulière mais régulière car inscrite dans les statuts du service de la MOI (indemnité de déréquisition et allocation de congé libérable). Ces indemnités étaient donc liées au statut spécifique des travailleurs requis et n’ont légalement rien à avoir avec le droit à une pension vieillesse.

 

C’est donc parce que les anciens travailleurs restés en France ont fini par bénéficier des droits liés aux années passées au sein de la MOI que leurs compatriotes retournés au Viêt-nam continuent à revendiquer leur droit à pension au nom de l’égalité de traitement par le gouvernement français. Ce dernier, par la voix de Michel Charasse en 1991, a réaffirmé qu’il n’était pas envisageable de valider des services pour ceux qui ne sont pas affiliés au régime de l’assurance vieillesse.

 

C’est pour contourner cet obstacle juridique qu’à partir de 1997, le Comité de soutien, s’adressant au Président Jacques Chirac, a remplacé sa revendication d’un droit à pension par celle d’une indemnité sous forme de dons pour les 4 à 500 anciens ONS encore vivants à cette époque[53]. Le Comité attendait ainsi un geste symbolique et politique de la part des autorités françaises. Cette démarche est restée sans suite.

 

Vers une reconnaissance post-mortem ?

 

Le découragement a finalement eu raison du Comité de soutien qui semble avoir cessé toute démarche à partir de 1997. M. Hoang Nghinh, porte-parole des travailleurs au Viêt-nam, est décédé en 1993. Il a été remplacé par M. Trân Van Côn, aujourd’hui décédé. D’après une enquête récente, les anciens travailleurs encore vivants ne sont plus qu’une poignée de vieillards [54]. La plupart vivent dans des conditions misérables. Leurs témoignages montrent quils attendent toujours un signe de reconnaissance de la France [55].

 

Ainsi, l’histoire de ces travailleurs indochinois requis bouscule les représentations stéréotypées des migrants en France : tirailleur sénégalais, OS algérien... et intellectuel ou boatpeople vietnamien. Comme l’a montré le sociologue Pierre-Jean Simon, l’image positive dont bénéficient généralement les populations du sud-est asiatique en France est alimentée par l’histoire post-coloniale récente (guerres anti-américaines, engouement pour le bouddhisme, exode des réfugiés après 1975) bien plus que par l’histoire coloniale de l’Indochine française [56]. Reste à identifier les facteurs qui pourraient expliquer pourquoi ce passé colonial indochinois est relégué au second plan, y compris chez les défenseurs de la thèse selon laquelle la politique de limmigration actuelle serait le continuum de la logique coloniale et pour lesquels les limites de l’Empire français se réduisent en général à l’Afrique.

 







 

 

NOTES

 

[*] Professeur certifié d’histoire-géographie, doctorante à l’EHESS.

 

(1) Cf. M. FAVRE, Un milieu porteur de modernisation : travailleurs et tirailleurs vietnamiens en France pendant la Première Guerre mondiale, thèse, École nationale des Chartes, 1986.

(2) Service historique de l’Armée de terre (SHAT), 7 N 2471, Note de l’EMA 1er Bureau no 675.

(3) « Ce sera notamment le cas des 548 travailleurs du « Saint Loubert Bie » qui doivent débarquer au Cap en mai 1941. En juillet 1943, ils seront acheminés vers Madagascar. Les 850 ouvriers de « L’Eridan » [...] seront contraints de quitter le bord à Oran le 5 décembre 1941 ». Colonel M. RIVES, « Les travailleurs indochinois durant la guerre de 1939-1945 », L’Agathois, 6 août 1993.

(4) Des travaux universitaires ont été consacrés aux travailleurs indochinois requis en 1939 : la thèse de droit de P. ANGELI, Les travailleurs indochinois en France pendant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), Université de Paris, 1946, 210 p. et le mémoire de maîtrise d’histoire de Liêm-Khê TRAN-NU, Les travailleurs indochinois en France de 1939 à 1948, Université Paris X-Nanterre, 1988, 254 p. On peut aussi consulter le site de M. Joël PHAM, fils d’ONS : http://www.travailleursindochinois.org.

(5) Dans ce domaine comme dans d’autres (perception des impôts, exécution des corvées...) les autorités coloniales s’appuyaient sur la hiérarchie communale préexistante comme relais pour imposer leurs directives, comme le montrent P. BROCHEUX et D. HÉMERY, Indochine, la colonisation ambiguë, 1858-1954, Paris, La Découverte, 1994, p. 192-200.

(6) Récit autobiographique de DANG VAN LONG, Linh Tho ONS, Ha-Noi, Éd. Nha xuât ban lao-dông, 1996, p. 15.

(7) Récit autobiographique de THIEU VAN MUU, Un enfant loin de son pays, Vénissieux, 2003, p. 50. Le certificat d’études primaires évoqué ici sanctionne la fin du cycle primaire à l’école communale où était dispensé un enseignement du quoc ngu (support écrit de la langue de l’enseignement en pays vietnamien), tandis qu’au primaire supérieur étaient introduites des notions de français.

(8) Témoignage oral de M. Ha Muoi, Diên Ban, province de Quang-Nam, Viêt-nam, 2006.

(9) P. BROCHEUX, D. HÉMERY, Indochine..., op. cit., p. 198.

(10) Autobiographie de Nguyen Van Thanh, manuscrit dactylographié en français non publié, 2001, 2e partie, p. 15.

(11) THIEU VAN MUU, Un enfant..., op. cit., p. 47.

(12) Précisons que cette organisation n’a aucun rapport avec une autre MOI (la main-d’œuvre immigrée), plus connue, et qui était l’organisation communiste regroupant les militants étrangers.

(13) Centre des archives d’outre-mer (CAOM), Fonds du Service de Liaison avec les originaires des territoires français d’outre-mer (SLOTFOM) XIV/4, Lettre de T.N., 54e Cie, Marseille, 17 avril 1940.

(14) CAOM, Indochine Nouveau Fonds, C 121/1098, Rapport du 25 juin 1943.

(15) CAOM, Indochine Nouveau Fonds, C 337/2709, Lettre de M. Bloch, directeur de la Main d’œuvre collective, 25 octobre 1944.

(16) Récit autobiographique de LE HUU THO, Itinéraire d’un petit mandarin, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 50.

(17) Témoignage de Dang Van Long, février 1988.

(18) Témoignage de Jean Magne, février 1988.

(19) Archives départementales du Var, IN33, dossier de la commune d’Ampus.

(20) Sur les 8826 travailleurs qui avaient subi ces examens, 4660 ont été déclarés inaptes à la formation professionnelle, 4166 aptes dont 311 considérés comme aptes à une formation plutôt intellectuelle que manuelle. Les métiers envisagés retenus par le ministère correspondaient « aux besoins essentiels de l’Indochine ». CAOM, Indochine Nouveau Fonds, C 1267.

(21) C’est notamment le cas des 120 travailleurs arrêtés dans divers camps en février 1948, au plus fort de l’agitation politique dans les formations de travailleurs indochinois, puis regroupés quelques semaines au camp de Bias en Lot-et-Garonne avant d’être embarqués manu militari sur un Liberty Ship à Port-de-Bouc vers la colonie.

(22) L’essentiel des rapatriements a eu lieu entre 1948 et 1950. Une petite minorité de travailleurs est retournée en Indochine par ses propres moyens après 1952.

(23) A. MABON, M. CUTTIER, « La singulière captivité des prisonniers de guerre africains 1939-1945 », in S. CAUCANAS, R. CAZALS et P. PAYEN (dir.), Les prisonniers de guerre dans l’histoire. Contacts entre peuples et cultures, Toulouse, Éditions Privat, 2003, p. 137-154.

(24) Témoignage écrit de M. Hoang Công Cân, Thanh-Hoa, Viêt-nam, 2005.

(25) Témoignage oral de M. Trân Công Giao, Nam-Dinh, Viêt-nam, 2006.

(26) Témoignage oral de M. Ha Muoi, Diên Ban, province de Quang-Nam, Viêt-nam, 2006.

(27) Témoignage oral de M. Pham Quang Hiêp, fils de Pham Van Nha, Ha-Noi, Viêt-nam, 2006.

(28) Lettre du Comité de soutien au ministre chargé du Budget, 12 juillet 1991.

(29) L’étude de la question des droits de pension des travailleurs indochinois a été permise notamment grâce à des archives du Comité de soutien aux anciens travailleurs indochinois.

(30) Gouvernement provisoire de la République Française.

(31) Décret no 45-2836 du 17 novembre 1945.

(32) Code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de la guerre. Chapitre II : Droit à pension des travailleurs indochinois, articles L.248 à L.250.

(33) « Autochtone » désigne en langage administratif les ressortissants des colonies. Ce terme s’est substitué à celui d’« indigène » au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ou plus exactement après le discours de Brazzaville en 1944 afin d’euphémiser la réalité coloniale.

(34) Cf. P. ANGELI, Les travailleurs indochinois en France..., op. cit.

(35) G. NOIRIEL, Le creuset français, Paris, Le Seuil, 1988, p. 112.

(36) Lettre du 4 juin 1991.

(37) Cité par M. RIVES et E. DEROO, Les Linh Tap, Panazol, Lavauzelle, 1999, p. 55.

(38) Lieutenant CALLERY, Les Vietnamiens en France, mémoire, Infanterie Coloniale, 1953, p. 5.

(39) L. DORNEL, « Les usages du racialisme : le cas de la main-d’œuvre coloniale en France pendant la Première Guerre mondiale », Genèses, septembre 1995, p. 48-72.

(40) Cf. la thèse de doctorat ès sciences politiques de J. LUGAND, L’Immigration des ouvriers étrangers et les enseignements de la guerre, Paris, Martinet, 1919, citée par L. DORNEL, « Les usages du racialisme... », art. cit., p. 71.

(41) M. FAVRE, Un milieu porteur de modernisation..., op. cit.

(42) CAOM, SLOTFOM XIV/4.

(43) Note de l’Inspecteur général de la Sécurité sociale de la région parisienne AR/GB 15374, 19 mars 1974.

(44) Il était composé d’anciens ONS (Nguyên Dinh Lâm, Trân Van Tiêu, Hoang Khoa Khôi, Lê Van Phu), mais aussi de personnalités françaises ayant milité sur le Viët-nam (Madeleine Rebérioux, Laurent Schwartz et Marcel-Francis Kahn) et d’universitaires spécialisés en histoire du Viêt-nam (Georges Boudarel, Daniel Hémery).

(45) Il est à noter ici que les syndicats de travailleurs n’ont pas été sollicités pour appuyer la démarche revendicative. Si bien que l’on peut dire que les travailleurs indochinois ont intégré eux-mêmes la logique de l’administration coloniale qui les a confinés dans une catégorie de main-d’œuvre particulière.

(46) Ces 227 anciens travailleurs résidaient en 1990 majoritairement au nord et au centre du Viêt-nam (116 et 109), seulement deux personnes résidaient alors au sud. Cette disproportion reflète celle des quotas des requis par pays en 1939 : 6900 requis du Tonkin, 10850 de l’Annam et 1800 de Cochinchine.

(47) Alors qu’ils ne bénéficiaient pas de la retraite de base.

(48) Notons que la notion de « leur pays » est tout à fait contestable puisqu’au moment des rapatriements l’Indochine était encore française.

(49) Lettre de J.-P. Duwoye, chef du cabinet du ministère de la Défense, 15 février 1990–004949.

(50) Ainsi qu’à d’autres ministères, comme en témoigne le courrier de soutien à la demande des travailleurs vietnamiens adressée à P. Bérégovoy par Bernard Kouchner, alors secrétaire d’État chargé de l’Action humanitaire.

(51) Lettre adressée au Comité de soutien, 22 janvier 1991. Direction de la Comptabilité Publique, no CD-0333.

(52) Livret de « Renseignements sur la situation personnelle des travailleurs indochinois » du 1er octobre 1951 du Bureau de liquidations des travailleurs indochinois (siégeant alors 20 rue de la Boétie, Paris 8e).

(53) Lettre du Comité du 28 avril 1997 adressée au Président Chirac.

(54) Sur les 227 ONS vivants en 1990 (liste établie par le Comité de soutien), seuls vingt ont répondu à notre enquête en 2006. Plusieurs lettres ont confirmé par ailleurs le décès d’un certain nombre.

(55) Nous disposons pour cela des lettres et témoignages recueillis en 2006 au Viêt-nam dont ceux de MM. Ha Van Oanh (93 ans – Ha Tây), Lê Huu Dinh (99 ans – Thanh Hoa), Nguyên Liên (88 ans – Binh Dinh), Nguyên Quy (94 ans – Ha Nôi), Phan Quy (94 ans – Binh Dinh), Tran Công Giao (89 ans – Nam Dinh) et Trân Ngoc Tiên (91 ans – Binh Dinh).

(56) P.-J. SIMON, « L’Indochine française : bref aperçu de son histoire et des représentations coloniales », Hommes et Migrations, novembre-décembre 2001, p. 14-22.

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