Robert BOTHEREAU: Le syndicalisme dans la tourmente (1940-1945)

 



Robert BOTHEREAU: Le syndicalisme dans la tourmente (1940-1945)

Au souvenir de nos camarades disparus dans cette lutte 

« dans ces années terribles… »


Des camarades s’étonnent et regrettent : aucun écrit de militant syndical de l’époque ne relate l’action de résistance du syndicalisme sous le régime de Vichy et l’occupation allemande : « Comment se fait-il ? ». Certains m’ont dit : « Pourquoi ne le tenterais-tu pas ? ». 
 
Oui, mais comment écrire une histoire vécue de la résistance syndicale ? Outre que ceux qui contribuent à faire l’histoire ne sont généralement pas ceux qui l’écrivent, comment le faire aujourd’hui ? Cela pour des raisons faciles à comprendre. 
 
Les documents sont rares. On ne classait guère d’archives alors. Sous la Gestapo il était déjà dangereux pour soi et pour autrui de détenir carnet d’adresses ou listes de rendez-vous. Sait-on que l’accord dit du Perreux qui unifiait les actions des syndicalistes de CGT et d’où allait partir la réunification syndicale en mai 1943 ne fut que verbalement conclu ? 
 
Où trouver maintenant les témoignages d’acteurs qui, assemblés, donneraient une vue panoramique des faits syndicaux de la résistance ? 
 
Par la force des choses les responsabilités étaient diluées et les initiatives multiples. La sécurité la plus élémentaire exigeait le cloisonnement et la dispersion. C’était d’ailleurs inévitable entre ceux de la zone sud et ceux de la zone nord, entre ces deux zones et les zones interdites, entre ceux de l’intérieur et ceux de Londres et puis d’Alger, sans compter les actes isolés de résistance, connus de leurs seuls auteurs et qui mériteraient d’être sus autant que les autres. 
 
De tous les acteurs du grand drame de l’occupation combien ne sont plus aujourd’hui, trente années plus tard ? Ils ont emporté leurs souvenirs dans la tombe, tout comme restèrent muets à jamais nos camarades morts dans les geôles et dans les camps. 
 
Le responsable syndical, le fut-il au niveau confédéral – pris lui-même dans la lutte et dans l’engrenage – s’efforçait de diriger, de coordonner. Il ne pouvait – et au surplus ne devait – pas tout savoir. 
 
Alors quoi ? Alors, puisque notre lutte fut longue et multiple, d’abord quant à la guerre que nous voyions venir, puis contre Vichy et contre l’occupant, peut-être peut-on tenter d’évoquer cette époque dramatique où le rôle du militant syndical et ses responsabilités se sont trouvés n’avoir aucune mesure avec les tâches auxquelles il pouvait se croire destiné.
 
L’essai que j’en ose ici fera pour une large part appel à ma mémoire qui, à si longue distance, peut être défaillante ou abusée. J’utiliserai quelques documents que j’ai sous la main. 
 
Malheureusement, les tronçons de courrier que je possède sont signés de pseudonymes dont l’identification exacte est devenue difficile. Enfin, pour m’aider, je me reporterai quant à la trame à une petite Histoire du syndicalisme français que j’écrivais en 1945. Quant aux dates, je ferai appel à la Chronologie du mouvement syndical ouvrier en France de Guy Thorel. Je citerai des noms. C’est inévitable, car les événements ne se font pas seuls. Ce sont les hommes qui créent les événements. 
 
Il reste à souhaiter que cette manière de récit qui viendra un peu au fil de la plume ait quelque utilité : à savoir, que les jeunes générations qui prennent notre relève dans le syndicalisme ouvrier veuillent bien accorder de l’intérêt à ce que nous avons pu faire dans « ces années terribles ». Elles se meuvent dans un monde en évolution si rapide que tout y devient très vite à leurs yeux de l’histoire ancienne. 

 

AVANT

 

Évidemment la guerre, la défaite militaire et la Résistance, et puis le renouveau, ne sont pas venus en un jour. 
 
Fin décembre 1932 j’avais quitté, après quatre années d’exercice, le secrétariat général de l’Union des syndicats confédérés du Loiret (l’UD-CGT), appelé au Bureau confédéral près de Léon Jouhaux. Je devais y suppléer provisoirement Jules Lapierre, l’un des secrétaires adjoints malade et donc indisponible. En vérité, au fil des événements, je resterai plus de trente années en fonction confédérale. 
J’avais trouvé, au 211 rue Lafayette – étant seul jeune parmi eux – les militants de la vieille CGT, disons son état-major : Jouhaux, le patron, pour eux tous le Général. (Cordier, du Bâtiment, peut-être parce qu’il n’était pas assuré de son infaillibilité, disait de Jouhaux : « le Pape »). Jouhaux ne se décrit pas facilement, c’était « quelqu’un ». Attaqué avec acharnement par ses ennemis de la CGTU, il était défendu avec passion par ses amis. Souvent bourru, mais cordial et fort agréable à ses heures de détente, avare de compliments mais pas du contraire ; pourtant j’ai reçu de lui un jour, écrit en des heures dramatiques, dans un message daté du 2 septembre 1940, un émouvant satisfecit. Il était exigeant pour son entourage. Harmel disait : « Jouhaux m’appelle et il me dit : “Copie-moi la Bible”. » Deux heures après il m’appelle de nouveau : « Alors cette Bible, tu l’as copiée ! » Toujours aux quatre coins de l’Europe, il était pourtant, comme nous disions, parfois de passage à Paris. En 1932, Jouhaux était dans sa moyenne carrière, entre l’anarcho-syndicaliste du passé et le président du Conseil économique, Prix Nobel de la paix du futur. Enfin pour l’extérieur, Jouhaux c’était la CGT – on dirait aujourd’hui son image de marque – et pour Jouhaux, la CGT c’était lui. 
 
Le trésorier confédéral était Félix Dupont, pas très argenté, tout plongé dans ses comptes. Georges Buisson, normand et montmartrois, cultivait le paradoxe dans ses propos mais il veillait sérieusement à la mise en route des Assurances sociales, ce qui n’était pas mince besogne. Il y avait aussi Francis Million, un Lyonnais réfrigérant qui dirigeait Le Peuple, quotidien confédéral. Et puis un secrétaire administratif, l’adorable Raoul Lenoir. Qui aura jamais su pourquoi on avait fait de Lenoir un administratif ? Picard d’origine, ancien ouvrier fondeur, il avait quitté à dix-onze ans l’école qu’il n’aimait pas. Pourtant il était capable d’écrire son article pour Le Peuple tout en menant conversation alentour. Lenoir savait tout de son histoire de la CGT qu’il avait acquise d’expérience. Ce fut lui qui me reçut rue Lafayette. Il me donna comme tout viatique cette information précise : « Au bout du couloir à droite c’est le bureau de Lapierre. Tu t’y installes. Vas-y et bon courage. » 
 
Rue Lafayette il y avait aussi Marty-Rollan, le Toulousain, chargé de la propagande, qui promenait à travers le pays la parole confédérale, et une femme, une Lyonnaise aussi, non permanente, Jeanne Chevenard. Elle fut tuée sous l’occupation, « liquidée » ont dû dire ses assassins.Auprès de ces anciens j’ai beaucoup travaillé. D’eux j’ai appris énormément. On m’avait chargé des relations avec les unions départementales – en ai-je présidé des congrès d’UD ! – et aussi des questions de législation sociale, ce qui me valut des contacts avec de nombreux parlementaires. J’avais encore à assurer la parution de La Voix du Peuple, organe officiel mensuel de la Confédération. J’en rédigeai les éditoriaux de 1933 à 1939. J’avais de surcroît dans mes attributions les secrétariats à la main-d’œuvre étrangère. C’est là que je sus ce que ce pouvait être vivre en exil. Il y en avait trois de ces secrétariats : le polonais, avec Jesionowsky lequel fut des nôtres jusques et y compris à Force Ouvrière ; le russe, avec Rossel, un ancien commissaire du peuple à la flotte balte sous Kerensky, il devait mourir en déportation durant la guerre ; et l’italien, avec Caporali qui avait fui le fascisme et qui rentra en Italie à la chute de Mussolini. Il y devint député (de Crémone je crois). 
 
Je devais prendre plus tard d’autres contacts avec des camarades exilés, entre autres ceux qui quittèrent l’Espagne franquiste – tel mon ami Pascual Tomas, aujourd’hui disparu, qui espéra toute sa vie revoir une République en Espagne – et ceux qui quittèrent l’Allemagne hitlérienne, tel Tom Pfister, l’irréductible, que je trouvai à la Libération sous l’uniforme américain. Plus tard encore vinrent vers nous, refoulés des pays de l’Est par le communisme après la guerre, les militants qui créèrent le Centre international des syndicalistes en exil qu’abrita la Confédération Force Ouvrière. 
 
Puisque je raconte, je dirai que dans l’exercice de son mandat Jouhaux, comme tout responsable, avait ses « insupportables ». J’eus aussi les miens plus tard. Pour Jouhaux, je note Dumoulin et Charles Laurent. De Dumoulin, Jouhaux disait : « Suffit que je dise comme lui pour qu’il change d’opinion. » C’était cela Dumoulin. On a connu le Dumoulin militant en révolte, le Dumoulin du Bureau confédéral, le Dumoulin fonctionnaire au BIT, le Dumoulin auteur des Carnets de Route, le Dumoulin « repenseur » du syndicalisme, le Dumoulin de Syndicats dont Belin, son ami, confiait qu’il préparait les répliques improvisées de ses discours devant une armoire à glace. Il y eut le Dumoulin secrétaire de l’UD du Nord et puis, hélas ! celui de L’Atelier, le Dumoulin antijuif et collaborateur et, à la fin de ses jours, le Dumoulin mystique sombrant dans la religiosité. 
 
Charles Laurent était autre, heureusement. Lui fut un résistant autant qu’un syndicaliste sérieux. Mais, très « pète-sec », il avait le don d’agacer Jouhaux. Ce dernier – et cela nous amusait – lorsqu’il lui apportait la réplique dans une discussion, s’engageait toujours ainsi : « Je dois vous dire, mon ami Laurent… ». Suivait la diatribe. Jouhaux et Laurent se disaient vous. 
 
Deux « jeunes » vinrent plus tard au Bureau confédéral. D’abord René Belin au congrès de 1935. Ancien petit télégraphiste, ce dont il était fier, postier de toute manière, au verbe élégant, il « fit » dans l’intellectualisme et la fréquentation des cénacles. Jouhaux et lui n’étaient pas faits pour s’entendre longtemps. En vérité, Belin ne se sentait pas chez lui parmi nous. 
 
L’autre « nouveau » Raymond Bouyer, fut appelé pour diriger Le Peuple au départ de Million. (Million et Lenoir quittèrent le Bureau confédéral lors de l’unité syndicale en 36). Ancien ouvrier mécanicien, appliqué et sérieux, il avait peut-être une certaine propension à la morosité. Mais, alors, il y avait de quoi. Lors des événements de 1938 il affirmait : « Mieux vaut prévoir le pire puisque c’est toujours cela qui arrive. » Son jugement était juste. Ainsi il disait de Marcel Déat – le Déat « d’il ne faut pas mourir pour Dantzig » – que c’était un modèle achevé du divorce entre le bon sens et le talent. Déat avait beaucoup de talent. Avec Buisson, Bouyer, Belin et Bothereau, la CGT avait ses quatre B disait Buisson. 
 

* * *

Moi donc, le plus ancien des jeunes, j’avais pu, dès mon arrivée au secrétariat de la CGT (janvier 1933), pressentir ce que cela comporterait de responsabilités, vu l’état des relations internationales qu’allait affecter l’hitlérisme naissant. Peu avant je me trouvais en stage à l’école ouvrière allemande de Bernau, j’avais assisté à des manifestations de rue à Berlin, je me rendais compte de la montée de la fièvre hitlérienne et de ses conséquences possibles pour la démocratie allemande. 
 
Ce n’est pas sans une certaine appréhension, augmentée du regret d’abandonner le lieu de mes premières armes militantes, que je quittai mes camarades de la Bourse du Travail d’Orléans. Qui pourtant aurait pu imaginer les complexités et les horreurs du drame que le monde allait vivre ? 
 
Si l’Europe avait ses problèmes, la France avait les siens propres. De grosses tensions se manifestaient sur le plan national dont les conséquences allaient se répercuter au sein même de l’organisation syndicale. Au vrai tout dans le pays en serait affecté. Les événements de février 1934 se préparaient. 
 
Il faut ici, en quelques mots, rappeler l’existence et puis l’action des « Ligues ». Les Ligues ? Un faisceau d’organisations fort diverses mais unies dans la prétention d’imposer à la France un gouvernement « fort ». En vérité une entreprise factieuse menaçant les libertés publiques. Car les ligues avaient décidé de passer à l’action. Selon des déclarations recueillies par une commission d’enquête parlementaire sur les événements de février 1934, le 8 janvier il y eut accord entre l’Action française et la Fédération des contribuables pour des manifestations le lendemain 9. Le 10 janvier, le comité directeur des Jeunesses patriotes s’est mis en rapport avec le Comité de la solidarité française pour une manifestation le 11. Le 23 janvier entre à son tour en action la susdite Fédération des contribuables. Mais existe surtout une association d’Anciens combattants, les Croix-de-Feu, qui comporte des groupes de combat et de défense. Tout ce monde avait décidé de manifester dans la rue le 6 février. On sait que des bagarres et même de véritables batailles rangées eurent lieu en plusieurs points de la capitale. Il y eut des victimes. 
 
Qui pouvait douter que les bases de notre régime démocratique étaient en cause ? Ce fut l’opinion de la CGT. Justement inquiète de la tournure prise par les événements elle lance dès le 3 février un appel au peuple de Paris « pour défendre les libertés publiques menacées ». La CGT déclare : « Ceux qui veulent s’emparer de la rue s’inspirent des régimes fasciste et hitlérien. Nous ne sommes pas en Allemagne… Les travailleurs et le peuple de Paris ont défendu, à d’autres époques, la démocratie et les libertés. Ils sauront les défendre à nouveau. Que tous soient prêts à répondre à l’appel de la CGT. » 
 
Et le 7 février, au lendemain des troubles, la Commission administrative confédérale décide pour le 12 « une grève générale limitée à 24 heures ». L’ordre fut suivi scrupuleusement et même avec enthousiasme par l’ensemble des organisations confédérées sur l’ensemble du territoire. La grève fut l’affirmation de la volonté du peuple de défendre les libertés. Une grève de 24 heures pouvait-elle avoir une telle portée ? penserait-on aujourd’hui. Alors, la grève, dont il n’était pas fait abus, avait son importance et sa signification. 
 
C’est ici, en février 34, que s’amorce un tournant important pour le mouvement syndical : après l’appel de la CGT du 7 février la CGTU de Frachon et de Monmousseau, qui aurait voulu avoir « sa » grève à elle le 9 février, fait savoir qu’elle invite ses adhérents à suivre le mot d’ordre de la CGT. Sous le couvert d’un rassemblement populaire, auquel de nombreuses organisations participent, allait se créer un climat conduisant à l’unité syndicale. Mais il faudra encore deux années pour qu’elle se concrétise. 
Pourtant c’est dans une nouvelle cassure, qui survint en 1939, que le syndicalisme allait aborder le conflit mondial. 
 
Entre-temps, deux congrès confédéraux de la CGT « reconstituée » devaient se tenir. À Toulouse en 1936. À Nantes en 1938. 
 
Rien à dire de particulier du congrès de Toulouse vu sous l’angle de ce qui nous intéresse ici. Sanctionnant l’unité syndicale, il confirma la structure, l’orientation et le programme de la vieille CGT. Il proclama l’incompatibilité des mandats politiques et des mandats syndicaux et condamna « la constitution d’organismes agissant dans les syndicats comme fraction dans le but d’influencer et de fausser le jeu normal de la démocratie dans leur sein ». 
 
Nous en étions là vraiment à l’heure des illusions. Rapportant à Toulouse sur le texte du programme confédéral, Robert Lacoste déclarait : « En septembre nous avons fait l’unité de sentiments, au dernier CCN nous avons fait l’unité administrative. Nous faisons maintenant l’unité d’action et de doctrine. L’unité est complète. La CGT regarde clairement et courageusement son destin. » Et René Belin, enthousiaste, écrivait au lendemain de ce congrès : « Le mouvement syndical était, cette fois, une vaste et grandiose symphonie dont les divers mouvements allaient préparer un triomphant final. » Tu parles ! 
Moins lyriques, mais autrement réalistes, les anciens de la CGTU n’en pensaient pas moins. Ils avaient gagné une manche. Ils étaient dans la place. Ils y pourraient mieux servir leur parti, le Parti Communiste, qu’avec une CGTU distincte mais squelettique. Le Bureau confédéral sorti de Toulouse comprenait six « confédérés » Jouhaux, Dupont, Belin, Bothereau, Bouyer, Buisson et deux « unitaires » Frachon et Racamond. Ce Bureau prit la CGT en charge jusqu’au congrès suivant qui se tint à Nantes en novembre 1938. 
 
À Nantes, deux questions dominèrent les débats : la situation internationale (nous étions au lendemain de l’accord de Munich) et la politique gouvernementale. Si le congrès était unanime contre les décrets-lois que venait de prendre le gouvernement Daladier et pour engager une action contre eux, il était par contre en profond désaccord sur l’attitude à observer au regard de la situation internationale. 
 
Parce qu’il a été fait état par la suite de soi-disant divergences en ce qui concerne la grève décidée contre les décrets-lois, je pense devoir préciser que c’est Belin lui-même qui, au CCN du 6 décembre 1938, a rapporté une résolution unanime « approuvant sans réserve la CA, les Fédérations et le Bureau, pour les décisions prises en ce qui concerne la date de la grève, la méthode d’action mise en œuvre… » Une campagne menée sous Vichy tendait à faire croire que l’opposition syndicale aux mesures prises par Daladier visait la politique étrangère de son gouvernement. 
 
Outre les oppositions doctrinales que l’unité n’avait pas effacées entre unitaires et confédérés, des divergences nouvelles se faisaient jour sur les problèmes de la paix. Si, dans leur ensemble, les unitaires faisaient bloc dans une position anti-munichoise, les confédérés se divisaient sur le jugement à porter quant aux conséquences qu’aurait la rencontre de Munich. L’accord ne put se faire au sein de la commission désignée pour soumettre un texte de résolution aux congressistes. Deux rédactions leur furent présentées, toutes deux par des ex-confédérés, Vivier-Merle et André Delmas. 
 
Bien plus que par leurs contenus rédactionnels, les textes étaient différents par les états d’esprit qu’ils entendaient exprimer, par l’orientation que leurs rédacteurs auraient voulu voir prendre par le congrès. Opposées quant à la manière de sauvegarder la paix, les deux résolutions affirmaient la volonté pacifiste du monde ouvrier. Ceux qu’on allait appeler les Munichois groupèrent 6 419 voix. Les antimunichois l’emportèrent par 16 874 voix. 
 
Le congrès de Nantes se terminait mais pas l’opposition entre les tendances. Celles-ci allaient s’exacerber au cours des mois suivants en fonction des événements qui précédèrent immédiatement et puis accompagnèrent la guerre. Cela devait conduire à ce que plus tard les uns acceptent et les autres repoussent la Charte du Travail de Vichy, à ce que les uns se retrouvent derrière Pétain et les autres dans la Résistance.

* * *

Chacun sait que le syndicalisme français s’est toujours voulu pacifiste. Il fut même à ses origines violemment antimilitariste. À son congrès de Rennes en 1898 la CGT demandait « qu’un désarmement général ait lieu le plus vite possible car l’argent serait mieux employé à faire de grands travaux pouvant servir à l’humanité ». En 1912, elle tenait un congrès extraordinaire « contre la guerre ». En 1913, elle s’élevait contre le retour au service militaire de trois ans. La guerre vint cependant ; il est vrai qu’elle provoqua bien des remous dans le mouvement syndical. Mais faisons grâce de tous les débats académiques ou passionnés vécus de 1918 à 1933. En 1933, l’Europe et avec elle le monde entraient dans la période sombre qui préparait de nouveau la guerre. 
 
En 1933 le Japon et l’Allemagne quittaient la Société des Nations. La course aux armements s’accélérait. Les puissances de l’Axe menaçaient la paix mondiale. En 1936 Hitler dénonçait le pacte de Locarno, rééquipait militairement l’Allemagne nazie, remilitarisait les rives du Rhin. En Espagne, où la république allait s’effondrer sous Franco, intervenaient les puissances étrangères. L’Europe fasciste s’y faisait les griffes. 
 
En 1938 les choses se précipitent. Les dictateurs ne prennent plus la peine de déguiser leurs intentions. En mai, Mussolini déclare : « En Espagne, l’Italie et la France sont de chaque côté de la barricade. » Et il affirme, « la collaboration des mondes germains et romains ». Les démocraties menacées ne réagissent pas. 
 
Nous voici maintenant en septembre 1938. Le 29 se rencontrent à Munich : Hitler, Daladier, Chamberlain, Mussolini. Un accord intervient entre ces hommes, dont on sait quelles significations il prit dans le cours de l’Histoire. Pour les populations affolées à l’idée d’une guerre possible – cet accord fut un soulagement (on a pu dire un lâche soulagement). Elles crurent la paix sauvée. Je revois encore Daladier remontant la rue Lafayette, à son retour, acclamé par la foule. Tout cela était bien triste.
 
Dès le lendemain la Commission administrative de la CGT est réunie pour examiner la situation. L’accord ne peut se faire entre ses membres. On est, là comme ailleurs, pour ou contre Munich. La discussion à la CA reprend le 1er octobre. Une majorité accepte un texte bâtard par lequel « elle se félicite que ces accords aient évité le pire dans l’immédiat en suspendant la course à la guerre ». Le texte dit bien « suspendant ». La CA déclare en outre ne pouvoir « cacher sa crainte que ces accords limités à quelques puissances, ne créent une préface à la constitution d’un Pacte à quatre condamné par l’opinion publique de tous les pays démocratiques ». 
 
Le vote de ces textes masquait en partie de profondes divergences de vues. Divergences qui devaient, après maintes péripéties, conduire à de nouvelles et tragiques ruptures dans le mouvement syndical. 
 
Pourtant un Comité national confédéral réuni peu après consacre six séances à l’examen de la situation internationale (l’Allemagne ayant envahi le territoire des Sudètes) et vote une motion approuvant les instances confédérales d’avoir su traduire « le souci du pays d’assurer la paix par les négociations et les pourparlers ». C’était là une manière de colmater nos désaccords internes devant les lourdes responsabilités qui pesaient et allaient peser plus encore sur les militants confédéraux. Pour ma part, commentant les travaux du CCN j’écrivais alors : « Ce qui rend peut-être plus sensible que toutes les précédentes l’aventure tchécoslovaque c’est qu’elle consacre une rupture d’équilibre entre les démocraties et les États fascistes. Et que les choses peuvent aller vite dans un monde où triomphe la raison du plus fort. » Elles allèrent vite en effet. Et loin. 
 
Sur ce, en novembre 1938, se tint le congrès de Nantes dont il a été question plus haut, avec votes partagés entre la motion majoritaire de Vivier-Merle et la motion minoritaire de Delmas. 
 
À partir de là une campagne intéressée et malhonnête classa sous les appellations de bellicistes et de pacifistes des militants séparés seulement par le choix de la tactique jugée par eux la meilleure pour préserver la paix. Des forces, encore obscures, agissaient en sous main pour porter condamnation des antimunichois. 
 
Alors les controverses allèrent bon train. Les positions, de ce fait, se cristallisèrent, les failles s’agrandirent. Une profonde cassure se produisit entre les ex-confédérés. Certains de ceux-ci étant d’accord avec les unitaires pour condamner la politique munichoise mais, bien entendu, toujours d’accord en toutes autres choses avec leurs collègues ex-confédérés de la vieille CGT, on les baptisa les « harmonisateurs ». J’étais de ces harmonisateurs que les « Vichyssois » voulurent ensuite jeter par-dessus bord du syndicalisme en les accusant d’y avoir fait le jeu et du communisme et du bellicisme. Nous reviendrons plus tard à cela dans nos propos quand nous en serons aux années 40. 
 
Cependant disons sans plus attendre que ces harmonisateurs constituèrent par la suite le noyau actif du syndicalisme résistant. Ils furent au fort de l’action pour conduire la CGT dans sa double lutte contre Vichy et contre l’occupant. Ils n’y furent pas nécessairement seuls car les choix faits à Nantes n’étaient pas forcément irréversibles. Ainsi ai-je rencontré un jour dans la Résistance active Jean Mathé qui s’était écrié à la tribune du congrès de Nantes : « Plutôt la servitude que la guerre ». Plutôt ? Pour se dégager de la servitude qu’il pensait ne pas devoir craindre Mathé avait alors choisi de « servir ».
 

* * *

Mais, accord de Munich accepté ou condamné, rien ne s’arrangeait en Europe. Mars 1939 voyait l’agonie des Républiques espagnole et tchécoslovaque. Hitler envahissait le territoire tchèque et faisait de la Slovaquie un protectorat allemand. Mussolini, mis en appétit, revendiquait Djibouti, Suez et la Tunisie. Daladier répliquait qu’on ne lui céderait ni un arpent de terre ni un seul de nos droits. La France, la Grand-Bretagne, la Russie se concertaient en vue d’un front défensif. La crainte d’une guerre généralisée allait-elle raffermir la paix ? 
 
Nous étions entre l’une et l’autre, comme l’atteste ma conclusion de l’éditorial du dernier numéro paru (juin 1939) de La Voix du Peuple ; « Cependant que Londres, Moscou et Paris poursuivent leurs laborieuses négociations, et les totalitaires leurs sourdes manœuvres, des événements inquiétants se produisent en Extrême-Orient où le Japon cherche à entraver les relations des puissances européennes et américaines avec les ports chinois ; l’économie et les finances de notre pays connaissent les plus grandes difficultés, c’est le moment que choisit M. Daladier pour lire le décret de clôture de la session parlementaire… Ainsi vont les choses de ce mois de juin 1939. » 
 
Brusquement, en août, le fragile équilibre se rompt, le rapport des forces bascule. Staline traite avec Ribbentrop. C’est la signature du pacte germano-soviétique. Hitler se donne les mains libres à l’Est. La Pologne est ouverte à l’armée allemande. Cette fois c’est la guerre.
 
Les communistes de la CGT choisissent d’approuver Staline. L’unité syndicale n’y résiste pas. Le 18 septembre, le Bureau confédéral annonce : « Devant cette situation douloureuse le Bureau déclare qu’il n’y a plus de collaboration possible avec ceux qui n’ont pas voulu ou pas pu condamner une telle attitude… ». La Commission administrative réunie à son tour approuve, au cours d’une séance dramatique, ce refus de collaborer avec les éléments solidaires de la politique soviétique. Le gouvernement Daladier décidera de sévir. Des militants syndicalistes furent arrêtés, d’autres se réfugièrent dans la clandestinité. À noter que quelques unitaires ne suivirent pas Frachon dans l’inconditionnalité à la Russie de Staline. 
 
Déjà la mobilisation me tenait éloigné du Bureau confédéral. Je n’étais donc pas présent. Informé, je tins à donner mon opinion à Jouhaux. Sa réponse, datée du 26 septembre, fut « Tu n’avais pas besoin de me donner ton accord, j’étais pour ma part sûr de ton approbation. Comme je l’ai toujours dit, il y a des limites qui ne peuvent être franchies. » 
 
Ainsi la CGT entrait à la fois dans la guerre et dans une nouvelle scission. Nous étions en septembre 1939.
 

* * *

Revenons en arrière. Dans une brochure écrite en 1945 sur les événements passés je disais ceci : 
« Le pacte germano-soviétique d’août 1939 eut sa répercussion au sein de l’organisation syndicale française. La guerre allait produire un véritable bouleversement en précipitant mille choses en puissance dans le mouvement… ». 
 
Et j’expliquais : 
« En 1935 naissait animé par une équipe de militants de l’ancienne CGT groupée autour de Belin, l’un des secrétaires adjoints, un nouveau journal Syndicats. Il ne tarda pas à faire quelque bruit en affichant une position doctrinale opposée à celle des ex-unitaires. Il visait en particulier à être l’organe des plus farouches partisans de l’indépendance syndicale. Sa ligne d’action reposait sur une double plateforme : l’indépendance et le pacifisme. Ceci à vrai dire n’avait rien d’original, répondait à la pensée profonde de nombre de syndicalistes et ralliait de nombreuses sympathies. Les plus clairvoyants seulement pouvaient déceler que le journal Syndicats se mettait plus au service d’un clan qu’au service d’une idée. » 
« Tant qu’exista l’unité, Syndicats se présentait comme le contrepoids d’un autre organe de tendance : La Vie Ouvrière des anciens de la CGTU. Quand, la guerre déclarée et la presse communiste interdite, La VO cessa de paraître, Syndicats n’en continua pas moins sa carrière. Il ne put dès lors y avoir de doute pour quiconque, Syndicats au sein de la CGT, servait les amis de Belin contre ceux de Jouhaux. Les auteurs du drame qui allait se jouer étaient, à visage découvert, en présence. » 
 
C’était l’époque dite de la drôle de guerre où les armées aux frontières s’observaient sans se battre. Parmi les mobilisables du Bureau confédéral Belin, sursitaire, restait seul en place. Appelé à l’arsenal de Bourges à la mobilisation, je fus ensuite ramené à celui de Puteaux, ce qui me permit des contacts avec la rue Lafayette, siège de la CGT Bouyer, à son tour mobilisé à Vannes, devait être fait prisonnier dans le réduit breton.
 
 

PENDANT

 

Vint en mai 40 la Campagne de France. Et bientôt la défaite. Ce fut rapide. On a pu dire : « La véritable guerre débute le 10 mai. Elle est perdue le 15. » Le 14 juin Paris voit défiler l’armée allemande. L’état-major s’est replié sur Vichy, ? Le gouvernement a pris la route de Bordeaux. 
 
Que fait le Bureau confédéral ? Ce qu’il en reste en fonction quitte Paris lui aussi après une dernière réunion de la Commission administrative. Dans la nuit du 9 juin j’avais informé Jouhaux qui rentrait d’un congrès d’UD, en province de l’état dramatique de la situation. La convocation de la CA fut décidée d’urgence. Elle se réunit à deux reprises le 10 juin. Ses séances furent pénibles. Au cours de la seconde tenue dans la soirée nous convenons de prendre nous aussi le chemin de l’exode. Bien des membres de la CA qui avaient été durant de longues années des camarades dans le mouvement syndical, se sont rencontrés ce jour-là pour la dernière fois. 
 
Par la Haye-Descartes, lieu de notre rendez-vous, puis Poitiers où nous avions cru pouvoir regrouper les militants, mais que nous quittons quand l’armée reflue au sud de la Loire, nous gagnons Bordeaux à notre tour. Nous y assistons à l’agonie du gouvernement Paul Raynaud. Nous, qui ? Nous, Jouhaux, Buisson et moi. Dupont est resté à Saint-Jean d’Angély. Belin qui, de Paris s’était dirigé sur Périgueux, ne nous rejoindra jamais, appelé ailleurs par ses choix et par sa destinée. Ma situation n’est pas des plus régulières. Je suis toujours mobilisé. Je me ferai démobiliser plus tard par la gendarmerie de Caussade où je passai. Mon livret militaire en porte cette mention : « Déclare se retirer au château de Granès ». J’avais donné cette adresse, au hasard. C’était celle, dans la région, d’une maison de vacances de nos camarades des Indirectes. Me voici donc, ces jours-là, châtelain et sans domicile. 
 
Mais il nous fallait repartir, quitter Bordeaux que les Allemands allaient occuper en exécution des accords d’armistice. Par le tracé d’une ligne de démarcation le littoral atlantique était inclus en zone Nord de la France. 
 
Quittant Bordeaux, nous décidons de rejoindre Toulouse en zone libre où nous savons trouver et regrouper des militants repliés comme nous. À notre départ de Bordeaux se situe un fait minime de la petite histoire que je trouve plaisant de rapporter. Jouhaux m’avait chargé d’aller saluer le maire Adrien Marquet, dont la ville nous avait accueillis. Marquet – nous ne le savions pas alors – devait devenir peu après ministre de l’Intérieur dans le gouvernement de Pétain. Je revois Marquet à son bureau de l’Hôtel de Ville me disant : « Voyez cette porte derrière moi. C’est par là que tout à l’heure entrera un général allemand. Car, » enchaîna Marquet, « le maire de Bordeaux vaut bien un général ». Pauvre fat ! Je sus par la suite que ce ne fut qu’un colonel ! 
 
Début juillet nous nous installons à Toulouse où nous séjournerons quelque temps. Nous y sommes reçus par le secrétaire de l’UD, Julien Forgues, qui nous donnera asile et siège provisoire dans les locaux de la Bourse du Travail. Bien évidemment, nous n’avons dans nos pérégrinations, rien entendu de l’Appel du 18 juin de de Gaulle proclama : « La flamme de la Résistance française ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas. » Mais nous préparions notre résistance. Celle d’abord de la lutte pour la survie du syndicalisme que Vichy mettait en cause et qu’il allait mettre en péril. 
 
À Toulouse nous trouvons sur place nombre de camarades. Nous en « contacterons » beaucoup d’autres. Et le 20 juillet nous pouvions réunir un Comité confédéral restreint mais qui groupait cependant les représentants de 24 fédérations et de 28 unions départementales. 
Ces militants étaient soucieux à juste titre de l’état lamentable du pays désorganisé dans ses profondeurs par la défaite de l’armée et l’exode des populations. Ils étaient loin d’imaginer ce qu’allaient nous réserver les suites de la guerre. 
 
Désireux de poursuivre un travail constructif déjà amorcé quelques mois plus tôt avec le patronat et connu sous le non d’Accord de Paris, les membres du CCN s’orientent vers la mise sur pied d’une sorte de « Communauté française du travail » dont les tâches seraient « la remise au travail de tout le pays par la réorganisation activement poursuivie et la normalisation la plus grande possible de l’activité économique nationale, par un aménagement des transports, une politique de l’énergie, le développement de la production agricole, le rétablissement des industries des biens de consommation, dont la pénurie des produits se fait déjà sentir sur les marchés et crée l’angoisse dans les milieux populaires ». 
 
Le CCN disait encore : « L’immense désordre subi par la France fait à toutes les forces économiques l’obligation de contribuer au relèvement du pays, d’associer immédiatement toutes les énergies pour résoudre les problèmes qui se posent d’urgence, ranimer l’activité économique, remédier aux misères qui assaillent les populations laborieuses, redonner à notre pays sa force et sa grandeur dans le monde. »
 
 

* * *

Mais le syndicalisme tel que le voulait et l’incarnait la vieille CGT était menacé. Pour assumer les tâches qu’il entrevoyait il devait d’abord assurer sa propre existence. Une circulaire confédérale datée de Toulouse, 30 juillet 1940, disait : « Notre mouvement syndical, dans les circonstances actuelles, en conformant son activité aux nécessités impérieuses de l’heure présente, conserve de toute évidence un rôle important. Il doit remplir cette tâche dans toute la mesure de ses moyens. Notre mouvement doit rester vivant. Les contacts établis entre le Bureau confédéral, les fédérations, les unions départementales de la zone non occupée doivent trouver leur prolongement normal dans les contacts entre unions et syndicats. » Suivaient des conseils pratiques pour la délivrance des timbres-cotisations ou, à défaut, pour l’édition de vignettes valables pour l’année 1940. 
 
Peine perdue que tout cela. D’autres forces, plus puissantes et mieux placées, étaient en action. Nous nous rendions compte de leur volonté de pénétrer, disons de domestiquer, le mouvement syndical. Des visites de militants, sollicités déjà par Vichy, ne nous laissaient aucun doute là-dessus.
 
On sait ce que devenaient les pouvoirs publics, l’histoire de la conjuration bordelaise, la remise du pouvoir à Pétain, les décisions de l’Assemblée nationale convoquée à Vichy, la dispersion du Parlement, la constitution du gouvernement Laval, lequel se vantait d’avoir réussi « un coup d’État sans les grenadiers d’Augereau ». La mise en place du nouvel État français s’effectuait méthodiquement qui nous conduisait à la « Révolution nationale ». 
 
Belin notre ancien collègue qui ne nous avait, bien entendu, ni consulté ni avisé, était de cette équipée. Il était devenu le 12 juillet ministre de la Production industrielle et du travail du gouvernement du vieux Maréchal. On raconte – je crois que c’est exact – qu’il avait été mandé à Vichy pour être au secrétariat général du ministère. Mais le pressenti ministre ne s’étant pas présenté – ou plutôt pas le bon, il y avait eu homonymie – Belin fut intronisé, Pétain ayant estimé « fort bien ce jeune homme ». Belin allait s’entourer au ministère de quelques-uns de ses collaborateurs à Syndicats : Raymond Froideval, lequel plus tard ambitionna de remplacer Belin au ministère, Émile Courrière, des PTT comme Belin, et Francis Million, ancien directeur du Peuple. 
 
Voici donc cet ex-syndicaliste associé à l’Acte de l’État français du 16 août 1940 « concernant l’organisation provisoire de la production industrielle » dont l’article 1er stipulait que « seront dissous par décret les groupements généraux rassemblant à l’échelle nationale les organisations professionnelles patronales et ouvrières » et que « pourront être dissous par décret les groupements et organismes dont l’activité se révélerait nuisible au bon fonctionnement d’une branche d’activité ou incompatible avec l’organisation instituée par les dispositions qui suivent… » 
 
Dès lors la dissolution de la CGT est en puissance. L’organisation confédérale est mise dans l’impossibilité de fonctionner en zone sud. La presse lui est fermée. Les réunions syndicales sont interdites. 
 
Nous voulions toujours espérer. Le 5 août, de Toulouse, nous demandions aux unions et aux fédérations de nous tenir régulièrement au courant de leur activité et des perspectives qu’elles peuvent avoir « ne pouvant assurer une liaison utile et informer nos camarades que dans la mesure où nous sommes nous-mêmes informés ». S’agissant de la zone occupée « dont nous sommes pratiquement coupés… nous voudrions qu’avec les précautions qui s’imposent en la circonstance et par le moyen des relations personnelles que vous pouvez avoir vous soyez d’utiles agents dans cette tâche d’information ». 
 
Nous éprouvions donc le besoin de « prendre le vent » pour être informés. Il est décidé que je ferai une incursion vers Vichy. J’en fis à deux reprises le voyage. C’est ainsi qu’en compagnie de Lacoste je rencontrai, entre autres, Alexandre Parodi (à La Bourboule, je crois) et Pierre Laval. Au second voyage, je vis Belin. 
 
Parodi, directeur du Travail de précédents ministres, dont on sait le rôle qu’il joua plus tard, en 1944 comme délégué général du gouvernement provisoire pour la France occupée, Parodi donc avait déjà choisi la voie qu’il entendait suivre. Quelques minutes d’entretien avaient suffi pour que nous n’en doutions pas. Il me donna même d’utiles adresses pour de futurs contacts avec des résistants. Je me souviens avoir dit à Lacoste au sortir de cette rencontre : « Enfin voici un homme ! ». Laval, le jour où Lacoste et moi l’avons rencontré, imaginait – du moins le disait-il – un rapprochement de la France avec l’Italie pour, la paix revenue, faire contrepoids à l’Allemagne. Certains esprits inventifs et tordus ont cru voir dans cette rencontre avec Laval je ne sais quel désir de prendre contact avec le gouvernement de Pétain. J’assure qu’il n’en était rien. 
 
Nous connaissions Laval comme nous connaissions beaucoup d’hommes politiques de la Troisième République. Nous voulions savoir pour comprendre. Rien n’allait au-delà de ce besoin d’apprendre. En vérité nous n’avons rien appris qui valait de l’être. 
 
Vichy était fort déprimant. C’était le lieu de toutes les intrigues, de tous les ragots, de toutes les combinaisons. J’avais pourtant (contre l’avis de Jouhaux) voulu revoir Belin ministre pour lui dire ce que nous pensions de ses choix et de son attitude. L’entrevue fut longue, orageuse et inutile. Il était tout entier dans la Révolution nationale. La Charte du Travail était en gestation dans les esprits. Il avait condamné la CGT, à tout le moins ses anciens collègues les secrétaires de la Confédération dont il osa me demander la démission. J’avais du moins pu dire en face à Belin ce que je pensais de lui. Ça soulage. Je ne devais jamais le revoir, sauf pourtant l’apercevoir un jour du printemps 1948, au fond d’une salle à Lausanne, en Suisse où il était réfugié, et où je donnais une conférence sur l’état du syndicalisme en France. La curiosité je pense l’y avait conduit. 
 
C’est en sortant du bureau de Belin à Vichy que je rencontrai par hasard Million, notre ancien collègue. J’ignorais ce qu’il était devenu et donc ses opinions sur les événements. Nous échangeons quelques mots et je lui dis tout naturellement : « Je rentre et je vois Jouhaux, n’avez-vous rien à lui dire ? » « Si, me répondit-il, dites-lui qu’il a eu tort de vouloir la guerre. » C’était tellement inattendu et si bête que je ne trouvai rien à lui répondre. 
 
C’est le 9 novembre 1940 qu’intervint à notre endroit l’acte final, le décret de dissolution de la CGT que Belin signera de sa plume encore humide d’ancien secrétaire confédéral. Le 23 décembre il expédiait avec Peyrouton, alors ministre de l’Intérieur, une circulaire d’application de la loi sur l’organisation professionnelle. On y lit en instructions aux préfets et inspecteurs du travail : «… attitude libérale et bienveillante à l’égard des groupements, quels qu’ils soient, qui manifestent la volonté réelle de collaborer à l’œuvre gouvernementale sur le plan économique ou professionnel, rigoureuse à l’égard des groupements dont l’action s’exercerait en dehors du cadre professionnel ou s’opposerait aux réalisations entreprises par le gouvernement, tels sont les principes simples dont vous devez vous inspirer au regard des organisations ouvrières ou patronales ». Autrement dit : la carotte et le bâton. Il s’agissait de faire filer droit et doux. 
 

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Les failles constatées dans le mouvement syndical lors du congrès de Nantes en 1938 n’avaient fait que s’agrandir sous l’effet des événements. Chez les syndicalistes se retrouvaient toutes les nuances de pensées, toutes les oppositions d’attitude qui séparaient alors chaque couche de la population. 
 
Je ne parlerai guère des positions des ex-unitaires ayant approuvé le Pacte germano-soviétique. Outre que les poursuites du gouvernement Daladier les avaient réduits au silence durant la drôle de guerre et qu’ils ne devaient donc guère regretter le régime défunt, Frachon et ses amis, logiques avec eux-mêmes, n’agirent point alors en fonction du conflit franco-allemand. Mais ils réagirent plus tard, après le 22 juin 1941, en conséquence de l’invasion de la Russie soviétique par l’Allemagne hitlérienne. 
 
Mais essayons une classification sommaire pour nous y retrouver parmi les autres dans l’imbroglio qu’était devenu le mouvement syndical sous le régime de Vichy. 
 
Mettons d’un côté ceux qui acceptèrent la situation et ceux qui s’en réjouirent. L’éventail en va des amis de Belin avec leur publication, le journal Au travail, à certains ultras dont l’organe se nommait L’Atelier, et à de plus ultras encore jusqu’à la collaboration avec les autorités d’occupation.
 
D’un autre côté se rangèrent ceux qui refusèrent le gouvernement du Maréchal et la défaite des armées. Ceux-ci n’eurent de presse que clandestine Vie Ouvrière pour les uns, Résistance Ouvrière pour les autres. Ils condamnèrent la Charte du Travail, luttèrent contre la relève qui déportait la main-d’œuvre française en Allemagne, furent avec Londres contre l’occupant. Ils se dirigèrent tout naturellement vers la Résistance, les plus menacés se réfugiaient dans la clandestinité. Certains d’entre eux furent les proies de la Gestapo ou de la Milice. Ils payèrent par la torture, la déportation et la mort.
 
Entre les deux camps s’étalent ceux qui s’accoutument de toutes les situations. Il faut dire que la présence d’un syndicaliste au gouvernement, annoncée sans autre explication, trompait et rassurait. Certains estimaient être une garantie ce qui, au contraire, ne faisait qu’ajouter à la grande misère du syndicalisme. 
 

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Mais peu à peu les positions s’affirment et se font connaître. Une circulaire confédérale datée du 16 août 40 sonne comme une manière d’adieu adressé aux fédérations et aux unions. Je cite : « La loi institue sur les organisations – y compris les syndicats – le contrôle d’un comité qui peut exiger de chacun d’eux la production de pièces et documents quelconques, se faire représenter aux réunions ou conseils et subordonner à une approbation préalable l’exécution des décisions prises. » 
 
« La situation nouvelle ainsi créée apporte une modification fondamentale dans les organisations syndicales ouvrières en donnant au ministre les prérogatives les plus absolues. » 
« À l’heure où la CGT peut être contrainte de disparaître, le Bureau confédéral – qui reste légalement et statutairement en fonction jusqu’à la parution du décret prévu à l’article 1er de la loi – pense qu’il est de son devoir de vous transmettre ces informations… » 
 
« Nous savons ce qu’a été votre attachement à la grande centrale ouvrière, à laquelle vous n’avez cessé d’apporter au sein du CCN qui en était l’instance supérieure, dans vos propres organisations, au travers toutes les activités de votre vie militante, le meilleur de vous-mêmes. » 
 
« Malgré les contraintes actuelles, le mouvement syndical ne doit pas mourir. Nous sommes assurés que vous continuerez à animer vos fédérations et vos unions pour servir en toutes circonstances les intérêts dont vous avez la charge. » 
 
De leur côté nos camarades de la zone occupée publiaient le 15 novembre un long manifeste signé d’ex-CGT et d’ex-CFTC sur « Ce qu’est et ce que doit devenir le syndicalisme français ». Ce texte est connu. En voici néanmoins quelques passages : « Les ouvriers… ne pourront reconnaître comme authentiquement ouvrières des organisations dont les chefs ne seraient pas librement choisis par eux et dont l’activité s’exercerait sous la tutelle de l’État. » Les principes devant régir, selon les auteurs le syndicalisme français s’énonçaient : « Être anticapitaliste et opposé à toutes les formes d’oppression des travailleurs ; accepter la subordination de l’intérêt particulier à l’intérêt général ; prendre dans l’État toute sa place, mais seulement sa place ; affirmer le respect de la personne humaine ; être libre ; rechercher la collaboration internationale des travailleurs et des peuples. » Il concluait : « De l’avenir de la France nous ne devons pas désespérer. Nous ne devons pas nous considérer, au hasard d’une défaite militaire, comme une nation ou un peuple inférieurs. Nous reprendrons notre place dans le monde dans la mesure où nous avons conscience de la place que nous pouvons prendre. » 
 
Ce texte était signé, entre autres, de trois militants qui devaient par la suite prendre des responsabilités au « Bureau » de la CGT clandestine : Saillant, Gazier et Neumeyer. Les autres signataires étaient Capocci, Chevalme, Jaccoud, Lacoste, Pineau, Vandeputte pour la CGT et Bouladoux, G. Tessier et Zirhheld pour la CFTC. 
 
En zone libre nous avions tenu à Sète le 26 août une réunion clandestine des militants de la zone. Le 17 octobre nous nous réunissions de nouveau à Toulouse. Les dispositions étant prises pour assurer la « couverture » de cette partie du territoire nous décidions Jouhaux, Buisson et moi de nous séparer pour plus de sécurité et pour multiplier les contacts alentour. 
 

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En septembre 40 je quittai Toulouse pour Clermont-Ferrand où le secrétaire de l’Union du Puy-de-Dôme, mon camarade Raymond Perrier m’offrait un gîte. Bien entendu nous décidions avec Jouhaux et Buisson de nous rejoindre ici ou là dans la mesure du possible.
 
Cependant les amis de Belin, installés dans les antichambres du pouvoir, ne restaient pas inactifs. Ils voulaient s’assurer de la direction des organisations que la dissolution de la CGT pouvait rendre disponibles. Il leur fallait aussi consolider le crédit de Belin auprès du Maréchal. Sans doute les plus gourmands d’entre eux ambitionnaient-ils des places et des missions dans les instances nouvelles (le Travail, la Famille ou la Patrie de la Révolution nationale). 
 
En septembre se crée à Vichy un Comité syndical de coordination des fédérations et unions – ou plutôt qui cherche à les rameuter – dont les circulaires sont signées Roger Bertrand. Ce Comité est composé de Vigne (Mineurs), Roy (Métaux), Bertrand (Employés), Bertron (Maine-et-Loire), Bertin (Savoie). La circulaire n° 1 de ce Comité donne le ton. Je cite : « Quels sont ceux qui peuvent aujourd’hui disposer du plus grand crédit auprès de la classe ouvrière ? L’ancien bureau confédéral ? Camarades, soyons impartiaux ; que disent de lui le militant obscur, l’ouvrier, le démobilisé, le petit commerçant ? Ses compromissions avec les éléments bellicistes et les politiciens qu’il a laissé s’introduire dans la CGT, son manque de courage au cours des événements douloureux que nous venons de vivre ont jeté sur lui un discrédit définitif. » Et on ajoute : « Ces vérités paraîtront tristes à plus d’un d’entre vous. C’est possible. Pourtant personne n’empêchera que ce soient des vérités. » 
 
Le 30 novembre paraît le premier numéro d’une publication hebdomadaire des syndicalistes vichyssois, le journal Au Travail. Louis Bertin en fait la présentation : « Nous serons un hebdomadaire d’informations sociales véhiculant les idées prétendant assurer le mieux-être ouvrier… Nous continuons en cela la tradition du vaillant Syndicats dont nous prenons la suite… Son directeur ayant mis ses qualités à la disposition de fonctions beaucoup plus importantes, ne peut plus nous diriger. » 
 
Les articles du premier numéro paru sont signés de Roy, des métaux, de Bonnet, de l’habillement, de Priem, du Pas-de-Calais, de Lefèvre, des services publics, de Salembier, du Nord, et de Roger Bertrand. Des noms qu’on retrouvera par la suite. Dans ce même numéro Bertrand s’exclame : « Tous les Français souffrent au même titre. Tous subissent les privations imposées par la situation. La plupart ont compris la vanité de certaines théories et n’ont plus qu’un désir, qu’une volonté, aider honnêtement le chef de l’État dans son œuvre de redressement et de rénovation. » 
 
Louis Bertin qui dirigeait Au Travail était secrétaire de l’Union CGT de Savoie. Son homologue chrétien était Yvon Morandat dont on sait le rôle dans la Résistance.
 
Par le Comité de Bertrand et par Au Travail le ton est donné. On ira loin. 
 
En octobre 41 une circulaire du Comité attaquera nommément les militants qui, en zone occupée, s’attacheront à tenir les liens entre syndicalistes : « Sous le couvert – dit la circulaire – du très courageux anonymat, on tente de tromper les Pouvoirs publics et les militants de nos organisations syndicales. » On s’interroge : « Qui fait cette sale besogne au moment où nous avons le plus besoin d’unité dans nos rangs ? » Et on dénonce : « Pineau, Chevalme, Saillant, Bothereau, Lemaire, Jaccoud, Tessier, Neumeyer et Laurent. » 
 
Plus tard encore, dans son numéro du 27 février 1943, Au Travail publiera une lettre des Amis d’Au Travail au maréchal Pétain. Il s’agit de « contrer » notre opposition à la Charte du Travail. Je cite la lettre des « Amis » : « Pour éviter manœuvres, luttes de tendances, démagogie… la sagesse pousse à la création rapide des syndicats uniques. Des résistances sérieuses se sont dressées sur la voie du syndicat unique. Presque tous les salariés de l’ancienne CFTC et une minorité d’ex-cégétistes s’en déclarent farouchement adversaires. Qu’à cela ne tienne, il faut passer outre. La base, le cotisant de l’usine est pour l’unicité, de même qu’il veut le syndicalisme obligatoire… » Et cette lettre au maréchal Pétain est signée Louis Bertin. Elle en dit long sur l’état des esprits. 
 
Il est vrai que Belin lui-même était entré dans la danse. Je lis, dans la préface à une brochure de René Guerdan éditée en novembre 1941, sous la signature de René Belin, secrétaire d’état au Travail, ceci : « Nous avions des organisations qui faisaient passer l’intérêt du groupement avant l’intérêt des personnes associées. Le moyen d’aboutir leur était plus précieux que le but à atteindre. De là ces compétitions, ces concurrences d’organisation, sources intarissables de surenchère, de démagogie, de faiblesse, d’impuissance. Désormais l’ordre régnera avec l’unité des formations, source de mesure, de discipline, de force constructive. » 
 
Je retrouve là le Belin que j’avais rencontré à Vichy, bien décidé à supprimer les centrales syndicales « pour qu’elles ne se concurrencent point ». 
 
Mais pour ceux qui l’ignoreraient aujourd’hui, qu’était donc cette fameuse « Charte du Travail ». Je n’en saurais donner de meilleure définition que celle de L.O. Frossard dans sa brochure « Du syndicat à la corporation » publiée en avril 1942 : « La Charte du Travail c’est l’intégration du syndicat dans la “famille professionnelle” sous le contrôle d’un état fort, qui lui impose sa doctrine et assigne tout ensemble des objets déterminés et des limites précises à son activité… La Charte du Travail fait du syndicat le moyen de la corporation et subordonne la corporation à l’État. » 
 
Voilà donc ce que nous, anciens du Bureau confédéral d’une CGT dissoute par décret mais réactivée dans la Résistance, nous ne pouvions ni ne voulions laisser faire. 
 

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Mais revenons à nos soucis de l’année 1940. 
 
Les amis de Belin, sur l’initiative du Comité de coordination de Vigne et Bertrand, décident de tenir réunion en zone libre (à Nîmes le 6 octobre 40), 29 unions et 11 fédérations répondirent à leur appel. Vigne présidait. L’exposé de Bertrand peut se résumer ainsi : le Bureau confédéral est en état de carence. Au surplus, il y a longtemps qu’à Syndicats nous n’étions plus d’accord avec lui sur bien des points. Le Bureau confédéral a jeté contre Belin une véritable exclusive, alors qu’il aurait dû lui dire : « Monsieur le ministre, le Bureau est disposé à collaborer avec vous. » C’est pourquoi nous avons créé un Comité de coordination. Le Comité, c’est Vigne à Paris et moi à Vichy. « Nous nous sommes désignés parce que nous étions là. Il n’y a pas d’autre raison. » 
 
Perrot, des PTT et de l’Union de la région parisienne, présent à Nîmes, prit lui aussi la parole pour dire ceci : « Nous avons réuni des militants à Paris et nous avons examiné une possibilité d’adaptation du syndicalisme à la situation présente. Le travail qui a été fait conclut au syndicat unique, à la libre adhésion et pas de cotisation obligatoire, considérant que ce n’est pas le moment de l’imposer. » Nous devions apprendre plus tard que Perrot, envoyé en zone libre pour y prendre des contacts et donner des informations, n’avait pas parfaitement rempli sa mission. 
 
Après quelques courtes interventions des assistants, l’Assemblée, tenue sous l’œil d’un commissaire de police, se sépara sur le vote d’une adresse, proposée par René Michaut, « d’ardente et entière sympathie à René Belin ». Tant qu’on y était on ajouta des remerciements à Pétain pour avoir appelé Belin au gouvernement. La discussion, si tant est qu’il y en aurait eu de possible, fut écourtée à l’extrême. Bertrand parla d’abondance et la salle devait être très tôt libérée. 
 
Au vrai les opposants aux entreprises de Bertrand n’étaient pas tous dans la salle. Quelques semaines plus tôt, le 18 septembre, des secrétaires d’UD, Sermet de l’Aude, Forgues de Haute-Garonne, Collot de l’Hérault, Armand des Bouches-du-Rhône, Sinot du Tarn, Allamelle du Tarn-et-Garonne, avaient pris l’initiative de s’adresser à leurs collègues des autres unions départementales de zone sud. Ils disaient : « Qu’entend-on par ce Comité de coordination, sinon sa substitution à la Confédération générale du Travail qui, quoi qu’on en dise, n’est pas morte. Avons-nous le droit de méconnaître aujourd’hui la CGT ? Nous ne le pensons pas ; celle-ci a pu commettre des erreurs, peut-être des fautes. Devons-nous oublier que (…) nous les avons couvertes et partagées les uns et les autres, soit au sein de la CA, soit au sein du CCN. » 
 
Moi-même le 10 septembre, j’avais écrit à Perrier : « Je dois constater que se crée un organisme de remplacement d’une organisation nationale dont la loi déclare qu’elle sera dissoute. Il se crée sans contestation possible, avec l’accord du ministre responsable auteur de la loi… Au surplus ce texte (une circulaire du Comité de coordination) met directement en accusation des hommes à qui ont été retirés tous les moyens de s’exprimer qui, par conséquent, ne peuvent répondre publiquement et faire juges ceux desquels ils détiennent leur mandat. » J’écrivais plus loin : « Il s’agit d’une révolution de Palais, dont les initiateurs ne sont pas sûrs d’ailleurs que leurs désirs correspondent à l’état d’esprit de la majorité… Il ne faut pas compter pour rien tout ce qui pèse à l’heure actuelle sur la pensée de chacun, nul n’étant libre de se déterminer contre le pouvoir établi, l’état d’esprit ambiant et les forces d’occupation du territoire. » Je concluais : « La partie qui se déroule n’est pas un jeu, un passe-temps de dilettantes ou d’amateurs. Ce que fait chacun l’engage profondément lui-même, engage aussi pour l’immédiat et pour l’avenir la collectivité à laquelle il appartient. » 
 
Puis quelques jours après la réunion de Nîmes, de Clermont-Ferrand, le 10 octobre, j’adresse à Bertrand une longue réfutation des accusations portées contre le Bureau. Je sais que cela restera parfaitement inutile. J’éprouve pourtant une satisfaction à lui rappeler que ses amis Roy et Bertin avaient été communistes et que, sans le PC, la CGTU n’eut jamais existé, que Vigne à Toulouse en 1936 aurait volontiers consenti à l’entrée d’un troisième communiste au Bureau confédéral, que Belin lui-même avait magnifié l’unité quand il écrivait dans le Bulletin municipal de la Ville : « Nous devions donner à Toulouse, la gloire d’avoir abrité l’enfantement exemplaire de l’unité », et que Froideval et Delmas, après l’accord de Munich, à Nantes en 1938, avaient déclaré que l’unité syndicale « ne pouvait être remise en cause dans ce congrès ». Je terminai ma lettre à Bertrand par ces mots : « La CGT disparaît, je ne te demande pas de la pleurer mais laisse dormir en paix les morts de ta famille. » 
 
Il s’était trouvé que quelques jours plus tôt – je n’en savais rien alors – Saillant, en zone occupée, adressait une lettre à Georges Lefranc à propos du même type d’accusation que celui de Bertrand en zone libre contre le Bureau confédéral : « Je lis, lui disait-il, avec curiosité, amertume, étonnement aussi, les articles que tu passes en feuilleton hebdomadaire sous le nom de Pierre Thomas dans le journal L’Œuvre. » Et Saillant de poursuivre : « Crois-tu qu’il est moral… de présenter dans ton feuilleton syndical des faits erronés d’où perce trop de partialité ? Tu écris et tu as une presse. Peut-être demain parleras-tu à une tribune. Tout le monde n’a pas cette faculté. » Puis, plus loin : « Le plus inattendu et le plus ahurissant, Lefranc, c’est de voir l’ancien secrétaire du Centre confédéral d’éducation ouvrière accroître la confusion. » J’ajouterai que le comique fut de lui voir, après la Libération, écrire sous le pseudonyme de Jean Montreuil une Histoire du Mouvement ouvrier en France évoquant les faits de la Résistance. Je reçus pour ma part ce livre avec une dédicace, celle-ci : « Sans hommage de l’auteur ». Et le triste est de voir avec quelle partialité l’auteur « Thomas-Montreuil-Lefranc » traite les faits de cette époque dans son ouvrage paru en 1950 sur les Expériences syndicales en France. Pense-t-il, de surcroît, que le chartisme fut une expérimentation ès-syndicalisme ? 
 

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Le 9 novembre 1940 était signé le décret de dissolution de la CGT et de la CFTC. Elles entraient toutes deux, organisations rebelles à Vichy, dans l’action clandestine. Et les polémiques continuaient. Une circulaire du Comité de coordination, datée d’octobre 1941 – donc une année plus tard – nous présentait « en tout et pour tout une douzaine de personnalités s’arrogeant le droit de parler au nom de la classe ouvrière et du mouvement syndical tout entier ». 
 
Le contact avec la classe ouvrière et le mouvement syndical nous le tenions sans doute assez étroit sans quoi nos « personnalités » n’eussent point été estimées gênantes. Et nous le tiendrons plus étroit encore jusqu’en juin 1944 par la publication régulière, à plus de 3 000 exemplaires, des Lettres syndicales bimensuelles publiées à partir de fin 1942 sous le couvert d’une « Commission d’études économiques et syndicales » et dont je fus amené à rédiger (anonymement bien sûr) certains des éditoriaux. 
 
Outre nos démêlés avec le Comité Bertrand, nous eûmes bientôt à faire face à une initiative autrement virulente, mais par ses excès mêmes, moins « pénétrante » dans le monde syndical. Il s’agit ici de la publication à date du 7 décembre 1940 d’un nouvel hebdomadaire L’Atelier, Guy Thorel en a pu dire très justement : « Cette publication sèmera durant toute l’occupation des germes de discorde dans le mouvement ouvrier, en promouvant, d’une part, un ordre nouveau nettement anti-ouvrier et, d’autre part, la collaboration de la France au régime et à la guerre des nazis. » Le comité de direction de L’Atelier était composé de Georges Dumoulin, Aimé Rey Pierre Vigne, Marcel Lapierre, Marcel Roy, Gaston Guiraud, René Mesnard et Gabriel Lafaye. 
 
Rappelons que Dumoulin fut condamné à mort à la Libération (mais pas exécuté). Quand à Mesnard, dont j’aurai à reparler plus loin, il finit mitraillé sur une route en accompagnant l’armée allemande dans sa retraite. Je ne sais trop ce que devinrent les autres. 
 
Dès mon retour en zone nord, je pris contact avec nos amis : Saillant, Gazier et d’autres. Il me fallait vivre et donc trouver un emploi. Grâce à Luc que j’avais connu comme directeur de l’Enseignement technique, je devins moniteur dans un centre d’apprentissage. J’exerçai cette fonction à Paris d’abord, en province ensuite. Là, chargé de cours de technologie et de dessin industriel, j’y ajoutai de mon propre chef des leçons de législation sociale, assuré qu’il n’était pas mauvais d’instruire les jeunes sur le syndicalisme. Certains d’eux m’en surent gré plus tard. 
 

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C’est en mai 1941 que se nouèrent les premiers contacts entre les militants de chez Frachon et les anciens confédérés résistants. Après l’attaque de la Russie par l’Allemagne il était devenu possible de conjuguer les actions et il était indispensable de le faire contre Vichy et l’occupant, pour la résistance immédiate d’abord, en vue aussi de la libération du territoire. Savions-nous comment les choses évolueraient ? Non. Mais pour nous la victoire devait être au bout de l’effort. Pour nous, résister, c’était un acte de foi.
 
Nous étions engagés à ce point, et repérés aussi, que la « double vie » publique et résistante ne pouvait durer. Du fait de l’arrestation d’un camarade tout proche de moi la menace devint encore plus précise. Je décidai d’entrer totalement dans la clandestinité. C’était en octobre 1943. 
 
C’est parce qu’ils ne surent ou ne purent prendre les précautions indispensables que beaucoup de nos camarades perdirent la liberté et, pour certains d’entre eux, la vie. Je veux ici citer parmi eux les hommes courageux que furent Berthelot de Brest, Le Levée du Morbihan, Docq de la Marne, Pothier de la Sarthe, Semet de l’Aude, secrétaires de leurs unions départementales, Lemaire des employés, Guiader des fonctionnaires, Georges Lapierre et Cormier de l’enseignement, tous morts en déportation ; Vidalenc, Delamarre et Goudy, heureusement revenus des camps et que nous retrouvâmes après la guerre dans l’action syndicale. Et Boulanger, mort sous les tortures, et Harmel, rédacteur de notre Résistance Ouvrière qui mourut déporté, et tant d’autres de nos camarades moins connus à qui je pense. Et sûrement tant d’autres encore que je n’ai personnellement jamais connus.
 

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Avions-nous la crainte alors de ce qui pouvait nous arriver ? Franchement, je dis non. Dans notre état il y avait sans doute de l’exaltation et une part d’inconscience. Mais surtout la conviction que « tout peut arriver ». Avec cette certitude pourquoi avoir peur ? Se dire cela une bonne fois donne une tranquillité d’esprit qu’on ne saurait soupçonner. À peine pourtant un pincement au cœur quand on est pris dans un barrage de contrôle avec sur soi des documents compromettants. Pas question de reculer, pas moyen de se dérober. La chance joue ou ne joue pas. Ou bien quand il faut présenter aux miliciens des papiers d’identité, faux bien sûr, et dont on ne sait jamais s’ils seront estimés vrais. 
 
Ainsi fut notre existence de clandestins. Sans papiers, on le sait. C’est-à-dire avec faux papiers et sous faux noms. Mais aussi sans carte de ravitaillement. Nos tickets de rationnement ou bien étaient faux eux aussi ou bien distraits dans quelque mairie. C’était là des titres peu négociables. Au surplus sans domicile. Ou bien avec plusieurs, ce qui revient au même. Mais pas de lieu d’hébergement connu, des « planques » comme nous disions. J’en disposais pour ma part de deux à Paris et de quatre en province, ce qui suppose bien des complicités. 
 
Les « planques » ne suffisaient pas. Il nous fallait des « liaisons » entendez des agents de liaison, et des filières, c’est-à-dire des moyens de communiquer. Je ne saurais trop dire ce que je dois en cela à Lucien Le Bolay (le petit Bernard de son nom de guerre) un tout jeune homme d’un courage et d’une efficacité remarquables, qui partagea ma vie jusque dans les moments les plus dramatiques. 
 
Il fallait aussi être respectueux des consignes de sécurité. S’éloigner de tout attroupement, ne jamais fréquenter d’établissement public, ne jamais attendre plus de quelques minutes lors d’un rendez-vous. Tout rendez-vous pris devait être doublé d’un « repêchage » valable en cas de « loupé ». Bien entendu, une extrême discrétion s’imposait. Tout ceci n’évitait pas les aléas. On me permettra d’en conter deux exemples. Voici le premier : « Je me trouvais à Tours un soir de Noël. Je n’avais pas l’hébergement sur lequel je comptais. Un logeur complice et complaisant me procura alors la chambre d’un officier permissionnaire dans un hôtel réquisitionné par l’armée allemande. Quelle bonne nuit tranquille passée là sous l’œil farouche d’un portrait de Hitler ! » L’autre aventure fut moins plaisante. « Surpris à l’heure du couvre-feu dans la campagne orléanaise je passai la nuit enfoui dans une meule de paille au bord d’une route martelée par les patrouilles allemandes. Le fermier avait refusé de m’ouvrir sa porte. Ce fut là une bien longue nuit. » 
 
Mais puisque j’en suis à conter des choses il me faut dire aussi ce qu’était l’arsenal du clandestin. Il avait un vélo pour ses déplacements, un poste de radio pour écouter Londres, des lunettes noires et des moustaches pour « tromper l’ennemi ». Je crois maintenant qu’elles nous faisaient plus ressemblants que nature ces lunettes et ces moustaches. 
 
Certains camouflages pourtant étaient réussis. Ainsi celui de Vivier-Merle. Ayant un jour rendez-vous avec lui à Montauban, où j’arrivai avec quelque sept heures de retard, je ne tins aucun compte d’un petit vieux d’allure fort paisible circulant dans la cour de la gare. C’était Vivier pourtant. Il s’était fait le physique de Pasteur avec un bouc gentiment taillé. 
 
Il n’eut pas de chance Vivier. Inquiété par Vichy, mis en résidence forcée à Montélimar où il faussa compagnie à ses gardiens, réfugié à Montauban que nous lui demandâmes de quitter pour monter près de nous à Paris, il frôla deux fois de justesse l’arrestation. Il fut tué à Lyon sous un bombardement. 
 
Les faux papiers d’identité ne suffisaient pas. Il convenait aussi d’user de noms de circonstances, un nouveau nom succédant à l’ancien quand l’ancien était « grillé ». Il y avait le choix : des noms de lieux parfois. Certains préféraient les noms sonnant bien. Mercier devenait Duroc. Des noms de camouflage ont survécu. C’est ainsi que Goldenberg est devenu Léo Hamon. Il y eut des assemblages du vrai et du faux : exemple, Chaban-Delmas. Enfin un langage conventionnel était usité entre nous : quand nous parlions des chrétiens de la CFTC nous disions : la chapelle. 
 

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Hélas, tout n’était pas seulement pittoresque dans la Résistance. En fin 41 s’instaure systématiquement le système des otages et les fusillades se multiplient. C’est ainsi que des militants ex-unitaires sont fusillés à Chateaubriand le 22 octobre 1941 : Michels des cuirs et peaux, Timbaud des métaux, Granet, Poulmarch de la commission administrative de la CGT. Pierre Sémard, des cheminots, sera fusillé à Évreux en mars 1942. Sans compter beaucoup d’autres martyrs aux noms moins connus. 
 
L’activité résistante ne s’en poursuit pas moins dans les différentes directions où nous avions décidé de la conduire. Appels à la réflexion, informations, protestations, mots d’ordre, sont adressés aux travailleurs dans la mesure des moyens dont nous disposons. Des consignes plus précises sont destinées à nos militants. À l’intérieur cela vise la Charte du Travail et les syndicats uniques, hors frontière les travailleurs déportés. On était passé, en juin 42, de ce qu’on appelait la relève au service du travail obligatoire. Sauckel, grand maître de la main-d’œuvre, réclamait 250 000 travailleurs en janvier 43, en août il en voudra 500 000. 
 
J’extrais d’un rapport établi à Londres par Guigui, qui nous y présentait, les quelques phrases que voici : « Sur la question de l’envoi de main-d’œuvre civile en Allemagne la position de principe de la CGT a été et reste un refus formel. Cependant, étant donné l’impossibilité pour nos organisations syndicales d’opposer un obstacle infranchissable à la politique Laval-Hitler, la CGT et ses organisations affiliées se sont préoccupées de rechercher les meilleurs moyens de garder ou d’établir des contacts avec les ouvriers envoyés en Allemagne dès que furent appliquées les premières mesures résultant des accords entre Vichy et les autorités allemandes. »
 
Et Guigui rappelle les instructions données qu’il résume ainsi : 
  • a) former des noyaux d’amis sûrs ;
  • b) observer attentivement autour de soi ;
  • c) ne point faire d’excès de zèle ;
  • d) réduire la production et saboter jusqu’aux limites de la sécurité personnelle.
Il commente : « Ces instructions ont été à peu près observées, car elles coïncidaient parfaitement avec l’esprit général des Français déportés. »
 
Mais nos soins allaient, bien entendu, à ceux qui se dérobaient à la déportation. Il les fallait « planquer » en des lieux et des emplois de fortune ; des sortes de maquis de réfractaires se constituèrent ainsi parfois. 
 
Quant aux problèmes de la Charte et des syndicats uniques, c’était plus simple et plus facile. Le refus de participer suffisait. D’ailleurs tout n’allait pas tout seul dans les milieux chartistes. J’extrais d’une lettre syndicale bimensuelle (n° 24) le passage que voici : « Celle-ci (la Charte) continue de ne satisfaire ni ceux qui l’accusent de mettre le syndicalisme sous le boisseau, ni ceux qui voudraient la purger des traces de syndicalisme qu’une subtile analyse y pourrait encore déceler. Tout un combat se déroule dans l’ombre. Il se traduit dans le clair par une kyrielle de SOS ministériels précédant l’abandon du portefeuille et par de symptomatiques remous dans les sphères néosyndicalistes. Ces dernières s’essoufflent à jouer dans cette sombre mêlée le rôle du prince Philippe auprès du bon roi Jean : “Parez-vous à droite, parez-vous à gauche.” Elles envisagent de se retirer sous leur tente, déçues et cabossées ; certains paladins songeraient même à passer, à ce qu’on rapporte, au camp des incroyants. » On notera que les perspectives d’abandon de portefeuille dont il est ici question concernaient le titre de ministre du Travail. 
 
Et voici encore quelques lignes écrites en un jour de 1er mai (Lettre bimensuelle n° 34) : « La triple chape de plomb de la guerre, de la défaite et de la réaction pèse aujourd’hui lourdement sur tout cela… Accordez au passé, camarades, en ce jour anniversaire, le pieux et fidèle souvenir qu’il mérite pleinement. Évoquez-le sans peur et sans contrainte. Laissez-le librement vous émouvoir des résonances profondes qu’il fait vibrer en vous. Pensez aussi à l’avenir. Il ne se bâtira pas sans peine. Il sera le fruit d’un dur enfantement. Qu’il vous paraisse lumineux cependant. L’espoir est votre meilleure raison d’exister. » 
 
Les impératifs de la Résistance firent à ces époques que des rencontres occasionnelles suffisaient mal à coordonner les actions entre ex-unitaires et ex-confédérés. Outre que nous étions d’accord avec les ex-unitaires pour condamner le régime de Vichy, sa politique générale dans la guerre, ses attitudes envers l’occupant, les atteintes portées aux libertés syndicales et aux libertés publiques, le choix était fait dans notre esprit à nous ex-confédérés, et sans hésitation, entre les dangers dont la gravité pesait sur notre devenir : entre le stalinisme que nous combattions dans la vieille CGT et l’hitlérisme qui avait fondu sur nous par l’invasion du territoire et son occupation. C’était de l’occupant qu’il fallait se libérer. Pour « le reste » on verrait ensuite. D’autres que nous, ceux d’Au Travail, de L’Atelier, du Centre syndicaliste de propagande de Lafaye, Rey, Dumoulin et Mesnard, avaient je suppose fait un classement inverse. 
 
Tout considéré il fallait aller, entre syndicalistes résistants, au-delà de contacts épisodiques. D’autant que nous devions envisager ce que seraient les besoins du pays au jour de la Libération et le rôle qu’un syndicalisme fort y pourrait jouer. 
 
C’est en raison de cela que nous nous décidâmes pour une reconstitution de la CGT. Des négociations préparatoires eurent lieu en fin 1942 début 1943. Nous convînmes d’une rencontre qui devait être décisive. Et c’est le 17 avril de l’année 43 que fut conclu l’accord dit du Perreux. Il en fut par la suite beaucoup parlé. Il constituait, il est vrai, un événement d’importance de l’histoire syndicale, pour ses incidences immédiates d’une part, aussi pour ses conséquences plus lointaines. 
 
Cela donc se passa une nuit dans un pavillon au Perreux, près de Paris, entre Raynaud et Tollet, d’un côté, Saillant et moi de l’autre. Il y eut un cinquième acteur dont il ne fut jamais parlé : le garde du corps veillant sur notre sécurité qui passa la nuit dissimulé dans le jardinet du pavillon. 
 
On le sait, l’accord du Perreux ne fut pas écrit. C’était un accord verbal. Il fut mis en forme plus tard en annexe d’une circulaire confédérale adressée le 5 octobre 1944 aux fédérations nationales et aux unions départementales. Voici le texte tel que figurant dans ce document : 
  • « 1° Le mouvement syndical se réunifie en respectant la physionomie qui était la sienne en septembre 1939.
  • « 2° En premier lieu l’unité se réalise au sein du Bureau confédéral. Cette réalisation tient compte des décisions de principe du Comité confédéral de Nantes concernant le camarade Raynaud. En conséquence, le Bureau sera composé de trois représentants d’une tendance et de cinq représentants de l’autre tendance. Les membres régulièrement élus au Bureau, défaillants, empêchés ou absents du territoire métropolitain, seront remplacés dans leurs fonctions par des membres choisis par les camarades de leur tendance.
  • « 3° L’unité se réalisera selon les principes identiques dans les unions départementales et dans les fédérations. Les proportions existant entre les tendances en septembre 1939 seront rétablies dans chaque union et dans chaque fédération. »
La conclusion de cet accord imposait que les deux fractions en cause donnent des directives communes à leurs militants et correspondants. Mais les circonstances faisaient que les directives émanant du Bureau confédéral – disons des responsables de la CGT clandestine – devaient, pour des raisons pratiques, continuer d’être diffusées par les voies propres à chacune des deux fractions.
 
L’accord du Perreux fut accepté sans grandes observations par nos camarades. Comme je devais l’écrire plus tard (en 1945) « la conjonction s’était établie quasi d’elle-même entre syndicalistes libres estimant qu’il fallait dresser un front de résistance au péril numéro un qu’étaient l’hégémonie hitlérienne et les éléments syndicalo-communistes mobilisés contre l’Allemagne agresseur de la Russie soviétique ». 
 
Mais j’ajoutais alors : « Le “vice” de l’accord du Perreux fut d’avoir voulu à la fois coordonner les tâches de résistance des syndicalismes clandestins – ce qui était une nécessité – et amorcer une œuvre constructive commune aux deux associés dans un syndicalisme ressoudé – ce qui était une impossibilité et s’avéra être plus qu’une erreur. » Cette ambiguïté portait en elle les germes d’une future scission.
 
Une instruction confédérale de la clandestinité, du 10 avril 1944, stipulait : « Dans le but d’assurer le meilleur fonctionnement possible du mouvement syndical, le Bureau confédéral précise que si les circonstances imposent aux organisations deux sortes d’activité, une légale et une clandestine, il n’y a cependant qu’un seul mouvement syndical confédéral qui, en vertu des difficultés, a des organismes légaux et clandestins pour accomplir le travail total du mouvement ouvrier en période de guerre. 
 
« À chaque échelon, il ne doit y avoir qu’un seul organe de direction qui soit habilité pour prendre des décisions dans les deux branches d’activité “légale” et “illégale” et dont les décisions sont valables pour tous. » 
 

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La cohabitation continue des représentants des deux tendances au Bureau confédéral n’était évidemment pas possible dans la clandestinité. Les rencontres étaient celles de « délégations ». Elles étaient périodiques, généralement hebdomadaires. Nos rencontres entre nous, ex-confédérés, étaient quotidiennes, après comme avant l’accord du Perreux. Du côté des ex-unitaires, les délégués étaient Raynaud et Tollet. Ainsi me fut-il toujours obstinément refusé de rencontrer Frachon « pour des raisons de sécurité » m’était-il répondu. Il est vrai – je l’ai su par la suite de sa bouche même – il cumulait alors responsabilités syndicales et politiques. Il assumait la direction clandestine du Parti Communiste en l’absence de Thorez « réfugié » à Moscou durant l’occupation. Ses amis devaient l’estimer particulièrement précieux. 
 
Peut-être, à ce point de mon récit, sera-t-on intéressé par la manière dont se déroulaient nos rencontres clandestines. C’était chaque fois en un lieu différent, dans un appartement ou un pavillon prêté pour la circonstance, soit à Paris, soit en proche banlieue. Nous avions d’abord rendez-vous Saillant et Gazier (ou Deniau) et moi dans un endroit convenu. Nous y trouvions un personnage porteur d’un sac à provision (le sac contenait, nous le savions, le repas de midi – invariable – un lapin aux nouilles). Nous suivions notre guide, toujours le même lui aussi, que faute de savoir son nom nous avions baptisé Crâne de piaf – qu’il nous le pardonne. Un jour nous eûmes la sensation d’être nous aussi suivis. La dispersion fut immédiate. Fausse alerte, on nous avait dotés, sans que nous le sachions, d’un garde de corps chargé de veiller en arrière-garde à notre sécurité. Par des itinéraires compliqués et décousus nous arrivions à bon port. Nous nous installions. Notre guide repartait alors à la recherche de nos interlocuteurs, lesquels au terme d’un temps plus ou moins long, mais toujours appréciable, nous rejoignaient… L’endroit pouvait être considéré comme sûr puisque rien ne nous était arrivé de fâcheux. Alors commençaient les échanges de vues. Les discussions n’étaient jamais de routine, pas souvent de tout repos. Car, pour ne rien cacher, les tendances continuaient à s’affirmer. Il fallait trouver le terrain d’entente. 
 

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Le moment me paraît venu ici de situer les places occupées alors par les acteurs du drame de la résistance syndicale. Pour ce qui était de nous, bien entendu. Les ex-unitaires avaient leur appareil à eux dont nous ne savions pas grand-chose.
 
Nous étions à Paris, on le sait. À Londres, des contacts avaient été pris par Albert Guigui, puis par Georges Buisson, puis plus tard par Gazier, « nos envoyés ». Je possède un fac-similé du pouvoir donné à Guigui lors de son départ et ainsi rédigé : « Nous soussignés, membres du Bureau confédéral, de la Commission administrative, du Comité confédéral national de la CGT, conférons par délégation de nos mandants à Albert Guigui, délégué confédéral de la CGT, le pouvoir de partir traiter hors de France au nom de la Confédération générale du Travail. 
 
Fait à Paris et à Lyon le (la date est illisible). » Suivent les signatures : Buisson, Bothereau, Saillant, Lacoste, Forgues, Vivier-Merle, Ceccaldi et Perrier.
 
À Londres Guigui retrouvera l’un de nos amis Henri Hauck lequel y résidait avant la débâcle. Plus tard, Hauck représentera en qualité d’observateur les travailleurs français à la Conférence internationale du travail réunie à Washington en 1944. Jouhaux reprendra sa place au BIT en 1945 à la conférence tenue à Québec. Il y redevint membre du conseil d’administration. 
 
Buisson quittera la France en avril 43 avec charge de représenter la CGT près des syndicats britanniques et du Comité français de Libération. En novembre 43 la feuille clandestine « MOF » annoncera avec satisfaction : « C’est à Georges Buisson, au militant de la CGT, qu’est échu l’honneur de présider la séance d’ouverture (de l’Assemblée consultative à Alger) et de faire entendre le premier dans cette assemblée d’homme libre la parole française. » Hélas quand Buisson rentrera en France ce sera pour apprendre la mort de sa femme en déportation. 
 
Ensuite partit Albert Gazier, lequel aussi devait se signaler par ses activités au sein de l’Assemblée. C’est ainsi que, parlant au nom de la CGT et du CNR il proposa que le Comité français de libération nationale devienne gouvernement provisoire de la République française. C’est le 3 juin 1944 que la décision en fut prise. Le départ de Gazier pour Londres fut plein de péripéties, plusieurs fois manqué et remis. Gazier me disait alors : « J’en viens à prendre la mentalité d’un colis postal. » 
 
Au total, la CGT eut cinq représentants à l’assemblée d’Alger : Buisson et Gazier, déjà cités, puis Bouzanquet (ex-confédérés) et Fayet et Croizat (ex-unitaires). Fayet était sur place à Alger. Bouzanquet était secrétaire de l’Union de Tunisie. Les trois autres, on le sait, venaient de la métropole. 
 

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Nos envoyés à Londres tinrent aussi contact avec la Fédération syndicale internationale, la FSI avait été fondée au lendemain de la guerre 14-18. Son siège avait été Amsterdam. La FSI s’était ensuite installée à Berlin qu’il lui fallut quitter quand l’Allemagne devint nazie. Après un passage à Paris elle s’était réfugiée à Londres. Nos liaisons avec la FSI nous rendirent service sous l’occupation. Déjà en 1942 Christian Pineau avait pris langue à Londres avec Critine, le secrétaire des syndicats britanniques. On se souviendra que Pineau, avant guerre, avait eu la responsabilité du service économique de la CGT. Il était des nôtres. 
 
Quant à la FSI elle devait disparaître après la seconde guerre. Fondue avec les syndicats de l’Est dans la grande embrassade d’après guerre, elle céda la place à la FSM (Fédération syndicale mondiale) dont Saillant devint le secrétaire général au Congrès constitutif tenu à Paris en 1945. Plus tard encore, tout comme la CGT « reconstituée » en France, et pour les mêmes causes fondamentales, la FSM éclata en décembre 1949. Un large pan s’en détacha pour constituer la Confédération internationale des syndicats libres dont le siège est à Bruxelles et à laquelle adhère la Confédération Force Ouvrière.
 

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À Paris, les responsabilités confédérales incombaient, on le sait déjà, à Bothereau, Saillant et Gazier, et après le départ de Gazier pour Londres, à Déniau. Neumeyer aussi était des nôtres. Je me trouvais être le seul parmi eux de l’ancien Bureau de la CGT. J’en supportais donc pour ainsi dire la légitimité. 
Pour assurer les contacts avec l’extérieur, tenir les « filières », la présence de Lacoste à Thonon nous fut très précieuse. Thonon est proche de la Suisse. Et Vichy avait eu l’idée heureuse de l’y reléguer dans une perception. 
 
Saillant fut notre représentant au Conseil national de la Résistance – le CNR – mis en place en mai 1943. Le CNR fut l’organisme groupant les formations de la Résistance intérieure, leur moyen de contact, le centre où leurs actions se pourraient coordonner. Le CNR fut le fruit des efforts de regroupement de Jean Moulin (dit Max), délégué du Comité national français de Londres, qui en présida la première réunion à Paris le 27 mai 1943. Jean Moulin devait être arrêté à Caluire le 21 juin. Il est mort des tortures subies. Il fut remplacé à la tête du CNR par Georges Bidault auquel Saillant succéda à son tour. Le CNR survécut un certain temps à la libération du territoire. Puis il disparut sans éclat. 
 
Notre présence à nous, CGT, au CNR allait de soi. Nous y étions à notre place en tant qu’organisation de la Résistance. Notre présence y était l’affirmation de notre qualité. Cette qualité entrera en ligne de compte dans les critères retenus (ancienneté, consistance, etc.) après la Libération pour accorder pouvoir représentatif aux organisations syndicales (et FO continuatrice de la CGT, bénéficiera sans difficulté à sa naissance de cette représentativité). 
 
Rappelons ici que les militants de la CGT furent aussi dans les Comités départementaux et locaux de libération. Une instruction du Bureau confédéral précisait, lors de la création de ces comités, « que la direction de l’Union départementale aura à désigner un délégué de son choix au CDL, si l’unité départementale est réalisée que, dans le cas d’une unité départementale non encore réalisée, il appartiendrait à la tendance majoritaire de choisir le délégué, quitte à en informer la tendance minoritaire ». 
 
Pour assurer les liaisons avec les Unions, des réseaux avaient été mis en place. Perrier, Vivier et Forgues étaient « responsables » en zone sud. D’autres camarades assuraient des liaisons plus épisodiques. Il fallait aussi pourvoir à des tâches sédentaires. C’est ainsi que Delamarre excella dans la fabrication de « papiers » en relation avec le CAD (Comité d’action contre la déportation) et que Bouyer, prisonnier de guerre alors libéré, qui n’avait pas d’activité résistante visible, était chargé de la garde de quelques documents qu’il fallait conserver. Mais je ne pourrais ici citer toutes les ramifications, tous les dévouements. 
 
Dans une circulaire d’octobre 44, le Bureau confédéral, réinstallé rue Lafayette à Paris, publiait cette manière de citation : « Nous croyons pouvoir déclarer pour leur rendre un juste hommage, que certains camarades qui ne font pas partie aujourd’hui du Bureau confédéral ont été étroitement associés à ses travaux durant l’époque de la clandestinité. Ce sont nos camarades Nédelec et Mercier, Tollet, Deniau, Chevaline, Laurent, Peeters, Boulanger et Vivier-Merle. » D’autres noms auraient pu aussi bien être cités, celui de Régnier notamment qui fut, à la Libération, promu préfet en Haute-Marne. Celui aussi de Largentier qui avait assuré le tirage de « Résistance ouvrière ». Celui de Penau, vieux militant nantais volontaire, après l’arrestation de son camarade Le Levée, pour « couvrir » la Bretagne. D’autres encore. 
 

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Faut-il établir ici une liste des textes et appels lancés sous l’occupation par le Bureau confédéral ? Le faire serait fastidieux. Au surplus certains de ces textes ont déjà été publiés dans les ouvrages se rapportant aux faits de cette époque. 
 
Notons, en août 43 un appel contre la déportation de main-d’œuvre : « Le devoir des Français est d’organiser la lutte contre les déportations et d’assurer un appui total aux réfractaires. » 
 
Notons encore, contre la Charte du Travail : « Absolument opposé à l’esprit paternaliste et au contenu réactionnaire de la Charte, issue de la volonté de revanche sur les réformes de 1936, le Bureau réaffirme que cette Charte est destinée à museler et à détruire le véritable syndicalisme… Dans l’immédiat la création accélérée de syndicats uniques doit rencontrer un renforcement de l’opposition ouvrière… Le Bureau rappelle, au surplus, ses condamnations antérieures de la cotisation obligatoire retenue par le patron et destinée à financer les syndicats uniques et les soi-disant militants placés à leur tête… ». 
Notons toujours, en décembre un nouvel appel aux travailleurs : « Vous avez à gagner la bataille pour vos salaires et des conditions de vie moins inhumaines » ; en janvier 44, un autre appel « pour l’accentuation de la lutte ». 
 
Après une proclamation à l’occasion du 1er mai 44, le Bureau envoie en juin des directives pour la préparation d’une grève générale et la participation à l’insurrection nationale. Des comités de grève s’organisèrent. 
 
En juin encore le Conseil national de la Résistance est saisi des mesures que la CGT et la CFTC voudraient voir prendre sur le plan social à la Libération. 
 
Le 10 août la grève éclate chez les cheminots parisiens et dans la police. Du 10 au 17 elle s’étend dans les services publics. Le 18 août la CGT et la CFTC lancent un ordre de grève générale pour la Libération. Le texte vaut d’être reproduit intégralement ; le voici : 


TRAVAILLEURS ET TRAVAILLEUSES DE FRANCE


« Les provinces françaises sont le terrain de combats dans lesquels l’armée nazie est mise en déroute par les forces alliées et françaises.
« Volontairement, le peuple de France est entré dans cette lutte pour sa libération ; les forces françaises de l’intérieur (FFI) dans d’héroïques actions quotidiennes, ont sonné le réveil de l’ardeur et de la grandeur de l’armée française.
« Depuis des mois, les travailleurs avaient trouvé le chemin du devoir : nous leur avons précisé leurs tâches.
« L’heure de la cessation générale du travail, dans toutes les entreprises qui concourent à la production au profit de l’ennemi et dans tous les services qui assurent ses transports, est venue. » 

LE MOT D’ORDRE EST GRÈVE GÉNÉRALE

POUR LA LIBÉRATION 

 

« Dans les Chemins de fer les grèves s’étendent. La généralisation du mouvement est ordonnée par le Comité interfédéral de Résistance des Cheminots (CGT-CFTC). Dans la région parisienne, grâce à l’ardeur des militants, l’Union des syndicats dirige et oriente d’importants mouvements de grève à caractère revendicatif et patriotique.
« Aujourd’hui, le COMITÉ INTERCONFÉDÉRAL D’ENTENTE SYNDICALE (CGT et CFTC) appelle les travailleurs de France à la grève générale.
« Les Unions départementales la déclencheront en tenant compte de la situation dans laquelle leur département se trouve placé.
« Seuls, les services hospitaliers et sanitaires, ceux des eaux, ainsi que les industries et commerces de l’alimentation, ont à adapter l’application du mot d’ordre des deux Confédérations, eu égard aux besoins de la population.
« Les travailleurs s’uniront aux Forces françaises de l’Intérieur pour chasser l’ennemi ; ils renforceront leurs milices patriotiques, dans leur entreprise ou dans leur localité. Les milices patriotiques se joindront aux FFI dans la lutte armée contre l’oppresseur. Elles veilleront, dans l’ordre et la discipline recommandée par leurs organismes dirigeants (Union des syndicats, Comité de libération) à la sécurité des populations civiles et sauvegarderont les biens et les installations que les nazis voudront détruire. 

 

TRAVAILLEURS ET TRAVAILLEUSES 

DE FRANCE 

 

« Voici l’heure du devoir ; la route de la victoire s’ouvre pour la Libération. L’insurrection nationale est inséparable de la libération nationale, selon l’expression de Charles de Gaulle.
« Il faut anéantir à tout jamais les hordes étrangères, et avec elles, les forces occultes ou avouées qui, sur le sol de notre pays, ont semé depuis quatre ans la mort dans nos familles, la famine dans nos foyers, et provoqué l’avilissement de l’homme dans son travail même.
« Sous les plis du drapeau de la Libération.
« Unissons-nous, frères des usines et des champs, plus étroitement encore, à l’ensemble de la nation ;
reconquérons nos libertés ! 

FRAPPEZ DUR ET FERME VOS OPPRESSEURS
« Lorsque votre localité ou votre région est libérée, REPRENEZ LE TRAVAIL suivant les instructions qui vous seront données par les autorités françaises nommées par le gouvernement provisoire de la République, et participez, encore et toujours, à l’effort commun qui jettera l’ennemi hors de France et nous conduira à la victoire dans l’indépendance de la Patrie. 

VIVE LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE PRÉSIDÉ PAR CHARLES DE GAULLE !
VIVE LE CONSEIL NATIONAL DE LA RÉSISTANCE !
VIVE LA FRANCE, TERRE DE LIBERTÉ ET DE PROGRÈS SOCIAL,
VIVE LES NATIONS UNIES, 

Pour le Comité Interconfédéral d’Entente syndical
Les Bureaux Confédéraux de la CGT et de la CFTC
Le 18 août 1944
 

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Un certain nombre de textes émanant, soit du Comité d’études économiques et syndicales, soit du Bureau clandestin de la CGT sont déjà connus. 
On trouvera cependant en annexe deux documents très caractéristiques de cette période cruciale des derniers temps de l’occupation allemande où la lutte résistante devenait ouverte :
  • 1) une adresse « Aux Prisonniers et déportés français en Allemagne » (9 août 44)
  • 2) un appel « Aux Travailleurs de France » non daté, sans doute de juin-juillet 44.
On trouvera également un projet de Charte de la Résistance ayant servi de trame au « Programme d’action de la Résistance » adopté par le CNR le 15 mars 1944. Le texte complet du Programme est donné notamment dans l’ouvrage de René Hostache Le Conseil national de la Résistance (édition PUF 1958). 
 
Le 19 août les combats de rue s’engagent. J’ai conservé de ces journées une vision très nette que dominent cependant dans ma mémoire quelques « photos-souvenirs » apparaissant comme en relief sur les autres événements ! 
 
En voici un : nous sommes, Bureau confédéral, réuni à Clamart – ce sera d’ailleurs notre dernière réunion clandestine. L’armée allemande est en retraite. Elle reflue de l’ouest vers Paris. Nous suivons de près l’évolution de la situation. Nous nous posons des questions. Que vont faire les Allemands ? Pénétrer dans la capitale, s’y retrancher, se battre, détruire les monuments, faire sauter les ponts ? Quelles consignes utiles donner encore à ceux qui en attendent de nous ? Il est des heures cruciales où les responsabilités sont lourdes. Heureusement inspiré l’Allemand contournera Paris. Ouf ! 
C’est la fin oui, mais il faut tenir les contacts, donc rouler dans Paris qui se libère. Voici des Allemands se glissant sur les quais de Seine en direction de la Préfecture de Police aux mains de la Résistance. Le coin est dangereux. Plus loin c’est une mitraillette boulevard Saint-Germain. Les passants se jettent à terre. Nous aussi. – Ce sont les tanks qui patrouillent sur les boulevards extérieurs, il faut passer néanmoins – Ce sont les tireurs des toits qui opèrent rue des Plantes. 
 
Des passants tombent. Mettons-nous à l’abri sous un porche – C’est la foule menaçante tenue en respect au bout des fusils d’une voiture blindée allemande. Un officier se détache, parle à la foule. Les armes ne partiront pas – C’est une barricade vite bâtie « pour retarder le passage des Allemands ». Mais ce sont les Français qui arrivent. Démolissons la barricade – Ailleurs ce sont des gens qui interrogent : « Est-ce vrai, monsieur, que les Américains sont la ? ». Je confirme. J’étais passé du Paris sud libéré au Paris nord qui ne se savait pas encore libre. – Un soir c’est le retour au refuge qu’a pénétré un obus antichar venu se perdre dans l’appartement. Peu de dégâts mais beaucoup de poussière – C’est enfin un repas de misère fait du dernier morceau mis en réserve pour les jours difficiles. Nous le partageons avec les asticots (que nous libérons nous aussi) et qui sautent joyeusement dans notre assiette. Mais nous avons bon appétit. 
 
Paris libéré intact ! Paris a eu beaucoup de chance. Je le mesurerai mieux encore quand j’aurai vu Londres mutilée sur laquelle tombent encore quelques V2 ; quand j’aurai vu Varsovie entièrement rasée, chaque maison détruite au lance-flammes : quand je verrai Berlin déchiquetée par les combats.
 

* * *

Paris est libre. Le 23 août je me rends dans les locaux de la rue Lafayette, siège de la CGT. Ils sont déserts et vides (les archives confédérales avaient été emportées en Allemagne lors de l’occupation). Notre siège abritait ces jours derniers encore les créations antijuives et collaboratrices de Mesnard et Cie. Il s’agissait du COSI (Comité ouvrier de secours immédiat) destiné à aider les victimes des bombardements par une dotation des occupants prélevée sur les biens israélites. Sur ce qui avait été mon bureau, un bloc-notes est ouvert au jeudi 17 août. J’y lis ceci, tracé au crayon rouge : « Salut aux nouveaux et ex-occupants » Fin. C’est signé RM (René Mesnard). J’admire le cynisme. Et je garde la feuille. En souvenir. Je redescends l’escalier ; à la sortie un groupe de FFI en armes. Au milieu d’eux un homme pâle. C’est Bertron, des ardoisiers d’Angers. On me demande : « On en fait quoi de celui-là ? ». C’est dramatique. Je réponds : « Remettez-le à la police. » 
 
Je reviens rue Lafayette le lendemain matin pour me réinstaller. Voici Frachon qui arrive. Je ne l’avais pas vu depuis septembre 39. En deux mots il me met au courant de ses responsabilités politiques dans la Résistance « pour que je n’en sois pas informé par d’autres ».



APRÈS

 


Une page d’histoire est tournée mais la guerre continue. Il nous faut reconstruire le syndicalisme français, l’épurer de ses éléments compromis, renouer les contacts avec les organisations syndicales des autres nations, participer au redressement du pays tout en veillant au renouveau de la condition ouvrière. Nous ne pouvons pas non plus être indifférents aux institutions dont se dotera la France. Tous les problèmes se posent à la fois. Ils ne sont pas simples. 
 
Le 27 août le Bureau confédéral de la Résistance est réuni pour la première fois et au complet dans l’immeuble de la CGT. Il est ainsi composé : Buisson, Bothereau, Saillant, Gazier, Neumeyer, d’une part, Frachon, Racamond et Raynaud, d’autre part (Jouhaux manque, il est déporté). 
 
Le territoire n’est pas entièrement libéré. C’est pourquoi une circulaire confédérale datée d’octobre 44 informera : « Le Bureau a repris depuis la libération de Paris son activité statutaire et légale… Seules des considérations de fait empêchent le fonctionnement normal des autres instances confédérales : CA et CCN, ce dernier ne pouvant valablement être réuni qu’après la libération totale du territoire et la reconstruction de toutes les unions départementales et fédérations. Mais – ajoute la circulaire – toutes les unions et fédérations ont retrouvé leur place au sein de la Confédération dans les conditions de l’avant-guerre. La reconstitution de leur direction s’est faite sur les bases des accords du Perreux. Où quelques difficultés de personnes et de tendances ont surgi, le Bureau confédéral est intervenu. Certaines directions ne sont à l’heure actuelle que provisoires. Elles devront recevoir la sanction des congrès. Par exception, la Fédération postale a été dotée d’un Conseil de gérance désigné par le Bureau confédéral après consultations des parties intéressées. Où c’était nécessaire, des mesures d’épuration furent prises d’urgence. Dans la plupart des cas les indésirables se sont retirés d’eux-mêmes des postes de direction… » 
 
Les épurations dont il s’agit désignaient les mesures de suspension ou de déchéance syndicale pouvant frapper les syndicalistes compromis sous l’occupation. Cela en application d’une ordonnance du gouvernement provisoire en date du 27 juillet 1944. 
 
Quant à la situation particulièrement tendue à la Fédération postale elle s’explique par la hargne des ex-unitaires, tel Gourdeau, contre les ex-confédérés. Nous en avions eu les échos au Bureau confédéral clandestin. Au point que j’avais dû dire à nos collègues de l’autre bord : « S’il arrive malheur à l’un de nos militants postiers je saurai qui en rendre responsable. »
 
Cette circulaire d’octobre 44 informait également nos organisations que Saillant, notre représentant au CNR, étant devenu président de celui-ci, un second membre du Bureau, Frachon, avait fait son entrée au Conseil national de la Résistance. 
 
Ce toujours même document du 5 octobre faisait également état des pourparlers en cours avec la Confédération française des travailleurs chrétiens à laquelle le Bureau de la CGT avait proposé, dit le texte « la fusion pure et simple ». Mais la CFTC avait refusé. Elle s’en tenait à une proposition de création d’une Commission interconfédérale fixant des règles institutionnelles aux rapports entre les deux confédérations. La CGT méfiante quant à ces « règles institutionnelles » avait répondu : « La coexistence de deux centrales suppose que chacune d’elles occupe exactement la place qui lui revient mais seulement cette place. » 
 
Les syndicalistes chrétiens étaient partagés dans cette affaire. Leurs minoritaires étaient pour le pluralisme « de fait », leurs majoritaires pour le pluralisme « de principe ». J’ai au surplus toujours connu leur syndicalisme disons « ondulatoire » s’engageant pour se retirer puis cherchant à s’avancer de nouveau. Ainsi la CFTC fut représentée à Londres dans la réunion préparatoire au congrès constitutif de la FSM. Mais elle n’adhéra pas à la FSM. Ainsi aujourd’hui en est-il toujours de même dans les relations entre CFDT et CGT. L’union libre, oui ; mais pas le mariage.
 

* * *

Ce toujours même document confédéral du 5 octobre 44, de reprise de contact avec les organisations et donc volumineux, évoquait encore deux aspects des choses du moment. Il faut s’y arrêter quelque peu. 
Les relations internationales d’abord. Une information et une pétition de principe : « La CGT a renoué les contacts avec la Fédération syndicale internationale et sera représentée à son prochain conseil général. Elle entend œuvrer en vue d’aboutir à une plus grande unité internationale par un syndicalisme universel. Elle participera à la Conférence mondiale convoquée à l’initiative des Trades-unions anglaises (cette conférence se tint en février 1945)… Outre les relations avec la FSI, annonce la circulaire, des contacts directs s’établissent avec les organisations britanniques, américaines et soviétiques… » 
 
De fait sont créés deux comités de liaison, un franco-britannique dans une rencontre à Paris le 26 novembre 44 et plus tard un comité franco-soviétique dont une réunion se tint à Paris en septembre 1945. Entre-temps une délégation de la CGT s’était rendue à Moscou pour la constitution dudit comité (janvier 1945). Saillant et Gazier furent du voyage. 
 
Pourquoi ne pas rapporter une conversation que j’eus avec eux à leur retour ? Nous nous trouvions ensemble à Londres pour la tenue de la première conférence syndicale mondiale. Gazier me confia ses impressions. 
 
À son sens le Soviétique ne lui paraissait pas souffrir de sa peu de prise sur les « affaires » de son pays. Gazier me disait : « Souffres-tu, toi, de ne pas savoir soigner le cancer, par exemple ? Non, c’est l’affaire des spécialistes. Eh bien, pour l’homme russe, c’est affaire de spécialistes de gouverner la Russie. » 
 
Quant à Saillant, revenu, me semble-t-il, troublé de ce voyage au cours duquel il avait dû s’entretenir avec Franchon des perspectives de la future FSM, et comme je le mettais en garde contre de possibles tentations, il me répondit textuellement ceci : « Ni Frachon ni toi ne me feront faire ce que je ne veux pas faire. » Je me le tins pour dit et tirai de ces paroles certains enseignements.
 
Je reviens encore au document confédéral d’octobre 44, dans sa partie intitulée « Relations avec le Pouvoir ». Je cite : « Le pouvoir d’État est assuré par le Gouvernement Provisoire de la République, assisté d’une Assemblée Consultative. Dès la constitution de cette assemblée (à Alger) la CGT y a eu ses représentants : Buisson, Bouzanquet, Croizat, Fayet et Gazier. Sa participation continue. Elle va être renforcée prochainement par l’adjonction de sept membres nouveaux, ce qui portera à douze la représentation confédérale. Le Bureau estime que cette présence n’est pas une dérogation à la règle d’indépendance syndicale. C’est une forme active de participation à la lutte du syndicalisme libre contre l’oppression. Elle répond à toute l’attitude et à toutes les décisions antérieures de la Confédération. » 
Je ne suis pas certain que cette affirmation de continuité était aussi exacte que le disait le document. Mais une expression du syndicalisme à l’Assemblée installée désormais à Paris n’était pas inutile alors. Nous avions lutté jusque-là pour reconquérir nos libertés. Nous pouvions vouloir tenir une place dans la remise en route des institutions de la démocratie. Tant de problèmes économiques et sociaux se posaient alors ! 
 
Mais sûrement y eut-il trop de présences syndicales au Luxembourg. Pas trop pour l’Assemblée. Trop parce que ces présences dégarnissaient dangereusement les rangs ex-confédérés. Nos « associés » de la CGT surent en profiter. La lutte d’influence s’était engagée, on s’en doute, dès les premiers jours de la cohabitation, en vue de conquérir la direction confédérale. 
 
Certains de nos camarades prenaient goût aux exercices du parlementarisme. Lacoste avait décidé dès 1940 de bifurquer vers la politique. Gazier nous quitta pour elle après qu’un Comité confédéral tenu en septembre 45 eut décidé que les secrétaires confédéraux seraient autorisés à être candidats aux élections générales – cela violait l’esprit sinon la lettre des statuts de la CGT (Pineau, ancien militant syndical, revenu de déportation, sera ministre du Ravitaillement). 
 
Lorsque Gazier, élu député, nous présenta sa démission de secrétaire confédéral je la lui refusai pour ma part. La simple application des statuts vue l’incompatibilité des mandats réglait son sort. 
J’ai eu en tête ces souvenirs lors du référendum de 1969 quand de Gaulle pensa ouvrir au syndicalisme les portes d’un Sénat élargi dans son projet de régionalisation, projet qui introduisait le syndicalisme dans les rouages de l’État, ce qu’un syndicaliste « libre » ne pouvait accepter. 
 
Je m’étais refusé pour ma part à tout mandat à la Consultative. En avais-je du mérite ? Sûrement pas. Je n’étais pas tenté. J’avais mieux à faire me semblait-il. Je ne fus pas davantage enclin plus tard d’accepter un portefeuille ministériel qui m’était offert. J’estimais – et je le dis – être mieux à ma place et plus utile à mes camarades dans la fonction de secrétaire confédéral. 
 
Encore que, nous tous, syndicalistes de la Résistance, nous ayons pris des responsabilités très spéciales dans la période intérimaire entre la disparition des autorités vichyssoises et l’installation des autorités nouvelles. Ce fut l’affaire de peu de temps. Je note donc que je fus, auprès de Pasteur Vallery-Radot et Mitterrand, du service chargé de l’accueil des prisonniers. Mitterrand fut officiellement en août-septembre 49 chargé du secrétariat général des prisonniers de guerre. Cet homme a fait beaucoup parler de lui depuis. 
 

* * *

Je reprends mon récit. C’est en mars 1945 que se réunit au complet un Comité confédéral national, le premier depuis la réunion tronquée, celle de Toulouse en juillet 1940. La composition du Bureau confédéral y est remaniée. Parité à la CA ; parité au Bureau avec douze secrétaires confédéraux. Chez « nous » entre Deniau ; chez nos associés Monmousseau, Tollet et Le Brun. Frachon et Saillant se partagent le secrétariat général dans l’attente du retour de Jouhaux. Le Brun a beaucoup fluctué dans sa vie militante allant, selon les temps, de de Monzie à de Gaulle. Monmousseau était le stalinien inconditionnel, colonel honoraire de cosaques dont Frachon racontait que, passant son régiment en revue, il s’était tellement démené sur son cheval que celui-ci en fut désorienté. La harangue se termina cul à la troupe. 
 
C’est à ce CCN de mars 45 qu’en dépit de l’opposition des anciens confédérés il fut décidé d’inviter les syndiqués à répondre non à la question posée au référendum d’octobre. Ce qui était vraiment une intrusion dans le domaine de la politique. Mais c’était la position du parti communiste… 
 
La lutte était ouvertement engagée entre les tenants du communisme et ceux de l’indépendance du syndicalisme. Les pions se mettaient en place pour la colonisation de la CGT. Le glissement allait rapidement s’accélérer dont j’ai fait à l’époque relation dans une brochure Le Drame confédéral. Les craquements de la scission se faisaient sentir. Je me cite : « L’avenir n’appartient à personne. Mais l’avenir se prépare. Notre ambition, celle de nos camarades des groupes FO est de préserver, pour transmettre à nos successeurs, un syndicalisme tel que nous l’avons hérité de nos devanciers, un syndicalisme libre et fort. Libre pour être fort, fort pour rester libre. Les deux termes sont indissolubles. » 
 

* * *

En avril 1946 se tint à Paris le 26e congrès de la CGT. Le premier depuis celui de Nantes en 1938. La guerre avait creusé un long hiatus. Là encore les statuts confédéraux sont modifiés à la demande et au profit de la tendance unitaire (21 000 voix pour 4 800 contre). Le CCN qui suit ce congrès élit vingt unitaires contre quinze confédérés à la Commission administrative. Au Bureau confédéral, Frachon et Jouhaux sont élus secrétaires généraux à égalité de titre. Gazier et Deniau ont quitté le Bureau confédéral. Bouzanquet et Delamarre les remplacent. 
 
La scission d’où naîtra la Confédération Force Ouvrière est désormais inévitable. Mais nous entrons là dans une tout autre histoire. Elle se produisit en fin 47. Il y avait longtemps que la cohabitation n’était plus une collaboration mais une lutte ouverte. Je veux dire ici, parce que c’est aussi de l’histoire, que le sigle FO que nous ajoutâmes, à notre création, aux trois lettres CGT était l’appellation sous laquelle notre tendance était connue par le titre de notre journal et par les « groupes FO » que nous avions constitués dans la CGT pour tenter de la reconquérir de l’intérieur. Et c’est donc à l’initiative première de notre camarade André Viot, qui voulut le titre Force Ouvrière pour l’hebdomadaire dont il fut le directeur, que nous devons d’avoir l’appellation : Confédération générale du Travail « Force Ouvrière ». 
 
Ce qu’il ne faudrait pas oublier c’est que la scission syndicale de 1947 ne donna pas seulement naissance à Force Ouvrière. Ce serait compter pour rien le départ dans l’autonomie de la Fédération de l’Éducation nationale. Pour conserver son unité interne elle se refusa de choisir entre FO et CGT. Il y aurait beaucoup à dire à cela… Mais ce fut ainsi. 
 
Il faut savoir aussi de quoi est née la Confédération générale des Cadres : du refus de Frachon – soutenu en cela par Gazier – de laisser se constituer au sein de la CGT une organisation de cadres. Il ne voulut pas leur accorder ce que l’on appelait plus tard « l’indépendance dans l’interdépendance ». Il avait gardé mauvais souvenir des soucis que lui avait causés une ancienne fédération de techniciens. En suite de quoi les cadres se groupèrent en une organisation autonome et catégorielle. Ce fut la CGC. 
 
Avoir été à l’origine de la création de la CGC, avoir provoqué le départ de FO, avoir fait que les enseignants s’organisent dans l’autonomie, n’avoir d’autre part pas réussi à rallier les chrétiens, on conviendra que pour un unitaire comme Frachon, c’était un réel manque de chance. 
 
Par contre Frachon avait gagné Saillant. Celui-ci avait, en 1947, changé de camp, franchi le Rubicon, rejoint Frachon. Bien des camarades ayant connu Saillant dans nos rangs se sont interrogés sur les mobiles de ce revirement. Déjà saisi par les « honneurs » aurait-il succombé à des offres qu’on lui aurait faites ? Trop épris de lui-même aurait-il voulu jouer un rôle au-delà d’une commune mesure ? Cela est, pour une part, possible. 
 
Mais pour avoir été proche de lui dans la Résistance, pour avoir recueilli ses pensées dans nos veilles clandestines, pour avoir avec lui envisagé les éventualités à venir, je suis convaincu qu’il y eut, chez lui, dans ce virage, un choix délibéré. Entre les forces déjà en présence en France et dans le monde et qui s’annonçaient adverses dans l’après-guerre, il avait décidé de se « porter » vers la gauche. Il y est allé. 
J’avais fait un autre choix. Mon raisonnement m’avait conduit à une position opposée. « Entre deux maux il faut choisir le moindre. » Résistant avec les communistes contre Hitler, je serai avec les démocrates contre les staliniens. Je préférerai le danger dont on sort au péril dont on ne sort pas. J’avais d’ailleurs la conviction qu’une voie moyenne pourrait permettre d’éviter l’un et l’autre. Et la volonté de faire que notre syndicalisme fraye cette voie entre la réaction et l’aventure. 
 
Il est remarquable mais non pas anormal que les scissions qui affectèrent la CGT soient liées à des événements extérieurs aux objets mêmes du syndicalisme. Cela n’est que la conséquence de l’état de dépendance des syndicalo-communistes à l’endroit de la Russie soviétique. 
 
La première scission (1921) est une suite de la révolution bolchevik, les néo-révolutionnaires ayant quitté la vieille et jusque-là unique CGT. La seconde scission (1939) est le fruit du pacte germano-soviétique et la troisième (1947)le résultat de la volonté de mainmise du Parti Communiste sur le syndicalisme français. J’écrivais en décembre 1947 : « La crise est due au glissement du syndicalisme hors de son chemin normal de self-détermination. Elle résulte de la menace qui pèse sur son indépendance et, bien entendu, son indépendance à l’endroit des partis politiques. C’est là pour le syndicalisme ouvrier un mal endémique, sans doute congénital, n’ayant jamais cessé totalement de le menacer, mais que les événements actuels ont fait renaître avec virulence. »

 

« ainsi va le temps qui passe… »


Me voici arrivé au terme de mon récit. J’en ai terminé de ce que je pouvais apporter de contribution à l’histoire vécue de ces années sombres. D’autres événements, heureux ou malheureux, allaient succéder à ceux-là. 
 
La suite du temps, déjà, a planté d’autres jalons sur la route du syndicalisme. Des « mouvements » de défense ou de révolte, comme en 1953 ou en 1968. Des contestations mais aussi des réalisations. Des constructions comme la gestion paritaire de l’assurance chômage, les retraites complémentaires… Sur le plan économique, l’Europe à six puis à neuf qui modifie le cadre des activités syndicales… Sur le plan humain, le processus de décolonisation rendant les peuples à eux-mêmes… 
 
Le syndicalisme a toujours été en évolution. Son génie propre l’y pousse. Et lui pousse la société humaine à s’organiser mieux, à se transformer, à « s’humaniser ». 
 
Mais une question aujourd’hui se pose. Le syndicalisme va-t-il aborder désormais une sorte de quatrième âge ? Après sa prime jeunesse purement revendicante, après sa période de conquêtes sociales, après l’actuelle où il a pris des responsabilités d’ordre économique, s’enfoncera-t-il dans une période qu’on pourrait dire politique ? Il vaut la peine qu’on y réfléchisse quand certaines centrales syndicales y tendent, la CGT par destination, la CFDT par jeu imprudent. 
 
Mais, à l’heure où les événements que j’ai relatés allaient devenir du passé, où étaient donc les principaux acteurs connus de la Résistance syndicale ? La vie, qui continue, déjà les avait éparpillés. 
En voici une image prise sur le vif. La scène se passe à Genève lors de la Conférence de l’année 1956 de l’Organisation internationale du travail.
 
Nous sommes quatre dans cette assemblée à nous bien connaître. Nous avons été proches l’un de l’autre, unis dans le même militantisme syndical de la vieille CGT : Gazier, Guigui, Saillant et moi. 
 
Chacun de nous a suivi sa route. Ce jour-là Guigui est au rang, qu’il a atteint, des hauts fonctionnaires du BIT Gazier, qui s’est donné à la politique, occupe la tribune comme ministre du Travail du gouvernement français ; Saillant, qui a choisi la voie que j’ai dite, conduit la délégation de la FSM en observateur de la Conférence. Quant à moi je suis là au banc de la délégation française à titre de délégué des travailleurs.
 
Qui, d’autre que nous dans cette salle, aura pu mesurer cet éclatement ?
Ainsi va le temps qui passe… Arrivé à Paris aux derniers jours de 1932 pour combler une vacance je quittai Paris aux derniers jours de 1963. J’avais donné trente et une années aux « sommets » confédéraux, dont seize au secrétariat général de la Confédération Force Ouvrière. 

Robert BOTHEREAU, Juin 1973

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