L'INDÉPENDANCE DU SYNDICALISME SACRIFIÉE PAR LE RÉFORMISME
extrait de la brochure "Où va la C.G.T. ?" (mai 1946)
par Pierre MONATTE
Vous n’en revenez pas que les « vieux confédérés » n’aient pas mieux défendu l’indépendance du syndicalisme à ce congrès. [NdA : 26ème congrès confédéral qui s'est tenu à Paris en avril 1946]
C’est qu’il est difficile de défendre une chose à laquelle on ne croit plus – mettons, si vous voulez, pour ne pas être injuste pour quelques-uns, une chose à laquelle on ne croit plus qu’à moitié.
Depuis 1914, les ex-confédérés ne savent plus ce que c’est que l’indépendance syndicale. Ils ne se conduisent plus qu’en réformistes syndicaux. Encore des réformistes vieille manière comme Keufer ou Liochon tenaient-ils davantage à l’indépendance. Même Ehni devant les insultes d’un Grenier est capable de dire : « En voilà assez ! » Mais le propre du réformisme, c’est de s’adapter au régime dans lequel il vit.
Les syndicats, il faut bien le dire, sont entraînés au réformisme par la nécessité de leur effort journalier. Le syndicalisme révolutionnaire français avait toujours prétendu se distinguer du mouvement syndical à l’allemande et du trade-unionisme à la manière allemande ou américaine. Il ne voulait pas être réformiste comme eux et ne lutter que dans le cadre du régime capitaliste ; il voulait briser ce cadre. Des anarchistes et certains marxistes de gauche lui en déniaient la possibilité. Je ne crois pas qu’ils avaient raison. Mais ils signalaient un danger réel dont nous ne nous rendions pas suffisamment compte. Certes, les syndicats ne peuvent pas négliger la lutte journalière : c’est leur première tâche immédiate ; raison de plus pour chercher dans leur sein un contrepoids révolutionnaire, afin de ne pas se laisser enfermer dans le cadre du régime.
C’est par réformisme qu’en 1914 Jouhaux et ses camarades se rallièrent à l’union sacrée et marchèrent derrière Poincaré, comme Legien et Leipart derrière le Kaiser, comme les chefs trade-unioniste derrière le roi d’Angleterre ou derrière Wilson. Comme c’est par réformisme et en vertu des avantages de la politique de présence que Belin et Million ont trahi le syndicalisme et glissé à la collaboration avec Vichy ; Rey et Dumoulin à la collaboration avec l’occupant. La même politique de la présence a conduit Saillant à la présidence du Conseil national de la Résistance, Lacoste et Pineau au gouvernement de Gaulle ; Gazier, Croizat et Marcel Paul au gouvernement Gouin, tous aussi fidèles à l’indépendance du syndicalisme que leurs frères ennemis.
Aujourd’hui, Jouhaux lui-même ne s’y retrouve plus dans ce qu’il pensait hier – c’est-à-dire en 1906 – et ce qu’il est amené à penser maintenant. Ses souvenirs se brouillent. Au Comité confédéral de septembre 1945, il donna sa bénédiction – une bénédiction pleine de résignation, je veux bien – aux candidatures électorales de fonctionnaires syndicaux. Il invoqua des précédents. Selon lui, en 1905, pour protester contre la lenteur mise au vote et à l’application de certaines lois, la CGT aurait posé des candidatures et pris part à la campagne électorale. Cette affirmation m’avait tout de suite étonné. Rien de pareil ne me restait dans la mémoire. Une telle décision pourtant aurait fait dans les rangs confédéraux un fameux boucan, un boucan difficile à oublier. Je me suis reporté à La Voix du peuple, du 15 avril 1906, un article intitulé « Profitons des élections » que Jouhaux fera bien de relire pour se rafraîchir la mémoire. Entre nous, cet article, j’avais pu l’oublier : peut-être même ne l’ai-je pas lu à l’époque, me trouvant dans la prison de Béthune, en cellule de droit commun, sans visites et sans journaux, pour la grève des mineurs qui suivit la catastrophe de Courrières. Mais l’esprit de la CGT était si nettement établi qu’une décision telle que celle invoquée par Jouhaux était invraisemblable. En fait, la CGT utilisa la période électorale pour la propagande en faveur du mouvement de huit heures, affiches libérées du timbre, préaux d’école pour réunions. Mais elle recommandait à ses candidats des huit heures de s’abstenir absolument de tout geste politique.
La CGT, rappelait-on, est un organisme,économique, réunissant en son sein des travailleurs de toutes opinions politiques, par conséquent il serait absurde de supposer qu’elle puisse avoir une arrière-pensée électorale ou abstentionniste.
Les organisations syndicales et leurs délégués – en tant que délégués – n’ont pas à préconiser le vote ou le non-vote ; c’est là opinion individuelle, « confessionnelle », qui ne relève par conséquent que des individus. A chacun, en dehors de l’organisation syndicale, il est loisible de faire campagne pour ou contre tel ou tel candidat, ou même contre tous ... Mais il est nécessaire qu’aucune équivoque ne soit possible et que le camarade qui aura accepté d’être le candidat des huit heures ne laisse pas percer ses préférences individuelles ...
La tactique préconisée par la commission confédérale est toute de propagande économique et ne doit, en aucune circonstance, s’écarter de la ligne tracée. A vouloir agir autrement, on susciterait des protestations, des discussions acrimonieuses – conséquence de l’intervention dans l’organisme syndical des opinions, alors qu’on ne doit s’y préoccuper que des intérêts –, et on aurait fait tout, hormis de la bonne propagande.
Il est difficile de voir dans ces candidatures des huit heures un précédent justifiant les candidatures politiques de fonctionnaires syndicaux. Plus encore, les décisions de voter non à l’avant-dernier référendum ou oui au dernier. C'en est au contraire la condamnation.
CE QUE SIGNIFIE L'INDÉPENDANCE DU SYNDICALISME
extrait de la brochure "Où va la C.G.T. ?" (mai 1946)
par Pierre MONATTE
Nous voilà loin de l'indépendance du syndicalisme, diriez-vous. N'en croyez rien. Nous sommes au centre même du problème. On a tendance à ne voir dans la charte d’Amiens que le paragraphe relatif aux relations des syndicats avec les partis. Paragraphe qu’on interprète tout de travers, parce qu’on l’isole de tout ce qui l’entoure. Certains croient qu’il suffit pour les syndicats de ne pas avoir de liens avec les partis, mais qu’ils peuvent fort bien en avoir avec le gouvernement. Pour les mêmes, souvent, le contact n’est répréhensible qu’avec les partis révolutionnaires, point avec les partis socialistes modérés, voire le parti radical. C’est à cela qu’ont réduit la charte d’Amiens beaucoup de nos ex-confédérés. Pour les communistes dont elle est la bête noire, elle n’est qu’une vieillerie démodée. Ils se demandent même à quoi elle a bien pu rimer. Mais, s’ils s’acharnent contre elle, c’est parce qu’ils sentent qu’elle est moins démodée qu’ils ne disent, qu’elle n’a pas tellement vieilli, qu’elle ne peut même pas vieillir. car elle incarne la séparation d’avec la bourgeoisie. d’avec l’État d’avec les partis, mélange d’éléments de classes différentes, et qu’elle appelle l’émancipation ouvrière intégrale, l’émancipation réelle.
Les syndicalistes de 1906 pensaient qu’une révolution politique peut se produire sans changer la condition ouvrière, sans que le sort des travailleurs soit amélioré, sans qu’il y ait libération, émancipation de la classe ouvrière. L’exemple de la révolution russe ne fait que confirmer ce point de vue. Gare aux ouvriers, s’ils ne veillent pas sans arrêt.
Les syndicalistes de 1906 ne faisaient que reprendre ce que le chant de L’Internationale avait dit avant eux : « Ni Dieu, ni César ni tribun : producteurs, sauvons-nous nous-mêmes. » Ce qu’avait proclamé la 1re Internationale : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. »
Quand elle met le syndicat au-dessus des partis et des sectes, et qu’elle le désigne comme le groupement essentiel, la charte d’Amiens entend dire que l’intérêt ouvrier doit être affirmé d’abord, qu’il ne faut pas permettre que la classe ouvrière soit roulée. Pour cela, pas d’autre moyen que de donner à l’organisation ouvrière réelle le rôle principal, le rôle essentiel. Syndicat d’abord. Les partis, les sectes, après.
Si les syndicats renoncent à ce rôle principal, s’il leur paraît trop lourd, tant pis pour eux, tant pis pour les syndiqués, tant pis pour la classe ouvrière. Ils iront à une déception. Ils devront ensuite recommencer leur effort, s’ils veulent vraiment atteindre le but qu’ils se sont assigné, l’émancipation intégrale. Comment la réaliseront-ils ? La charte d’Amiens appelle les syndicats à se transformer de groupements de résistance en groupes de production et de répartition, à devenir la base de la réorganisation sociale. Là encore divergence profonde avec les tenants de l’étatisme, qu’ils se disent communistes ou réformistes. Ce n’est pas une part de gestion, une place au bout de la table, que réclame la charte d’Amiens, c’est toute la gestion. Dans les divers projets de nationalisation, il est visible que la classe ouvrière est loin d’assumer cette tâche. Il n’est que trop sûr que le capitalisme peut trouver son compte dans des nationalisations faites sur le modèle de celle de l’aviation, où les constructeurs dépossédés furent ébahis, a raconté quelque part de Monzie, des indemnités royales qui leur furent accordées. La bourgeoisie y trouvera son compte aussi, par la multiplication des emplois supérieurs de direction, de contrôle, de technique, où ses fils seront casés. Mais, sous un tel poids, avec une direction tiraillée dans des sens différents, les entreprises pourront-elles vivre d’une vie normale? La réorganisation sociale implique la suppression du parasitisme et non sa prolifération. Il ne faut pas s’attendre à ce qu’une bureaucratie quelconque suffise à opérer ce nettoyage.
L’expérience des nationalisations est engagée. Il n’y a pas de raison pour que les syndicalistes ne poussent pas à la roue. Mais ils doivent en même temps prévoir les obstacles et les écueils, et préparer les syndicats au coup d’épaule qui empêchera l’écroulement du système au bénéfice et à la grande gloire du patronat prenant sa revanche.
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