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jeudi 7 novembre 2024

Albert CAMUS, l'APOLOGISTE de la RÉVOLTE - Maurice JOYEUX (février 1960)

 



L’APOLOGISTE DE LA RÉVOLTE


    C'est partant de l'absurde qu'Albert Camus, dans un ouvrage magistral, a dressé le bilan des efforts de « Sisyphe pour hisser le rocher qui éternellement dévale au flanc montagne », de l'homme pour échapper à l'avilissement où le maintient la nature des choses. Révolte métaphysique, révolte littéraire, révolte historique? -- La révolte est d'abord le refus de l'homme d'être ce qu'il est! Une négation de l'absurde qui le confine dans une condition dégradante! Une volonté de transformation des êtres et des choses! Un refus de la divinité!

 

par 

MAURICE JOYEUX

     

    L'homme est révolté, parce que seul l'homme n'accepte pas sa présence comme un fait achevé, définitif. Parce qu'il remet en question son comportement et le comportement des choses issues de la nature ou de la divinité. Seul l'homme peut porter la révolte moteur de l'histoire. Pour qu'elle se poursuive, il est essentiel que l'homme continue à en être le véhicule et c'est la raison pour laquelle la révolte écarte le suicide où peut conduire l'absurde et nie l'avilissement.
 

    La révolte métaphysique est la révolte absolue. Elle s'affirme dans Stirner qui balaye toutes les certitudes, et qui est « la négation de tout ce qui nie l'individu et l'exaltation de tout ce qui l'exalte » pour se poursuivre à travers Nietzsche qui en dissèque l'instrument: le nihilisme. Puis elle débouche sur la révolte littéraire née avec Sade et qui, enjambant le romantisme, trouvera son expression la plus achevée dans la « révolte des dandys » pour se prolonger au-delà du surréalisme.
 

    Albert Camus a très exactement situé la révolte littéraire, insolente, excentrique, exhibitionniste, stérile qui débouche sur le conformisme et pour laquelle l'homme est objet d'expérience sociale ou autre et dont Rimbaud, qui finira trafiquant attaché à son bien, est l'illustration majeure. Le surréalisme lui-même, dont la révolte est d'une autre qualité, devra pour échapper à cette fatalité rejoindre la révolte historique où il s'écartèlera entre ces pôles qui constamment s'attirent puis se repoussent: la liberté et l’efficacité (1).
 

    La révolte historique qui enfante la révolution est la suite logique de la révolte métaphysique. La révolte était innocence, refus d’accepter ou plutôt négation de la condition imposée, exaltation du droit! La révolution est l’effort « pour imposer l’homme en face de ce qui le nie ». La révolte est mouvement, la révolution insertion de ce mouvement dans l’histoire. « La révolte tue les hommes qui s'opposent au bon droit, dit Camus, la révolution détruit les hommes et les principes, c’est la raison, ajoute-t-il, pour laquelle on peut dire qu'il n’y a pas encore eu de véritable révolution dans l’histoire ».
 

    Et c'est peut-être à cet instant que l'écrivain se trouve le plus près de la philosophie libertaire. II en tire rapidement la conclusion qui s'impose en écrivant: « Les anarchistes, Varlet en tête, ont bien vu que gouvernement et révolution sont incompatibles en sens direct », car tout gouvernement trouve sa plénitude dans le fait d'exister, accaparant les principes plutôt que de les détruire, tuant les hommes pour assurer la continuité du césarisme!
 

    « Mais tuer les hommes ne mène à rien qu'à tuer encore. Pour faire triompher un principe, c'est un principe qu'il faut abattre ». Et au terrorisme d'État, arme du gouvernement révolutionnaire, la révolte, « qui se veut la révolution en faveur de la vie », oppose la mesure qui garantit l'innocence du meurtrier qui assure la responsabilité de l'acte devant l'histoire (2).
 

    Le cycle est bouclé! La révolte définie, ses limites tracées. Elle est l'état naturel de l'homme placé devant l'absurde. Elle a l'innocence que confère le droit. Elle se refuse à ériger le meurtre en principe de gouvernement. Elle est réaliste en ce sens qu'elle oppose la condition du mouvement, la vie à l'abstraction politique. Elle dénonce la prophétie. Elle nie Dieu! Pour elle, l'homme est tout et les moyens doivent plier devant son exigence!


    C'est parce que le révolté ne peut se détourner du monde que la révolte trouve son prolongement dans la révolution « qu'elle protège de la violence systématique, du calcul, du mensonge, du silence imposé ». Leur rapport est total ou alors la mystification commence et la révolution devient césarienne.
 

    Dans les dernières pages de son ouvrage, pages dont nous publions quelques extraits, Albert Camus voit dans le syndicalisme libertaire le prolongement naturel de la révolte. En cela encore, il nous faut rejoindre l'auteur de « L'Homme révolté », livre sur lequel la presse est passée rapidement, qui est trop peu lu dans les milieux ouvriers et qui a le mérite de nous ouvrir les yeux sur notre comportement... C'est une bible pour le révolutionnaire. A sa parution, il souleva la colère des clercs, constructeurs de systèmes abstraits où ils entendaient faire pénétrer l'homme à coups de pied au cul. Une seule phrase explique cette colère des « matérialistes dont le fauteuil est toujours dans le sens de l’histoire ». Cette phrase de Camus, nous n'hésitons pas à la reprendre à notre compte.
 

    « Les hommes ne sont jamais bien morts que pour la liberté: ils ne croyaient pas alors mourir tout à fait ».

 

(1) C'est là qu'est née la querelle entre Camus et les surréalistes, particulièrement chatouilleux lorsqu'on touche à leurs mythes.
(2Thème repris et développé dans «Les Justes».

 

Source : le monde libertaire, #57, février 1960

mardi 15 octobre 2024

Maurice JOYEUX : Albert CAMUS. La RÉVOLTE et la MESURE !

 


Albert CAMUS

ou la Révolte et la Mesure

 

Texte de Maurice JOYEUX paru aux éditions La Rue en 1970, reproduit avec quelques variations dans La Raison, mensuel de la libre pensée, n° 244, mars 1980.

    Il y a vingt ans, Albert Camus disparaissait à la suite d’un accident de voiture qui illustrait l’absurdité de notre temps qu’il avait si magistralement analysé dans un de ses ouvrages les plus importants, « Le mythe de Sisyphe ».

    Vingt ans déjà ? Et on ne peut comprendre parfaitement l’œuvre de Camus et l’émotion que souleva sa disparition prématurée si on ne connaît pas le climat qui était celui où baignaient les intellectuels de gauche ou d’extrême-gauche à cette époque. De Gaulle régnait ! La guerre d’Algérie posait des problèmes à ceux qui n’ignoraient pas que la décolonisation aboutirait, après le départ de l’armée et de l’administration françaises, à l’exploitation du peuple algérien par sa propre bourgeoisie formée dans nos écoles et appuyée sur deux mythes qui ont fait leurs preuves : la patrie et la foi ! Les partis politiques tenus en laisse brassaient du vent, la bourgeoisie prospérait, le peuple aussi ! Les miettes que celle-ci consentait à laisser tomber dans l’assiette de celui-là paraissaient aux uns festin de roi, aux autres la récompense d’un combat syndical de routine que seuls le retour de de Gaulle et la guerre d’Algérie avaient animé. Les travailleurs faisaient des grèves alimentaires, la bourgeoisie, des affaires juteuses ! Les politiciens faisaient des lois idiotes, les intellectuels de la littérature ! Sartre tonnait contre ceux, dont nous étions avec Camus, qui en montrant le vrai visage du communisme russe, risquaient de désespérer Billancourt. Malraux, oubliant « L’Espoir », se livrait à des incantations artistiques dont le Général était le sujet Mauriac, vieillard acariâtre, prêchait une foi sociale sur un ton qui sentait les bûchers promis par l’ancien testament. Breton se complaisait dans un silence hautain. Par contraste, toute la petite monnaie de ces écrivains qui dominaient leur temps, s’agitait autour d’eux comme la mouche du coche !

    Cependant, dans les préaux d’école, sous l’impulsion d’organisations d’extrême gauche, les esprits commençaient à bouillonner, exaltés par des sentiments nobles souvent mal définis qui allaient du pacifisme de Gary Davis à un anticolonialisme représenté par un F.L.N. nationaliste et religieux, d’un socialisme de caractère libertaire à un marxisme qui débordait Lénine pour rejoindre Rosa Luxembourg. Le monde intellectuel classique était rejeté par cette jeunesse, un vide se produisit que ne combleront ni Malraux, ni Mauriac, ni Sartre. Et cette jeunesse se reconnaîtra dans André Breton et Albert Camus. Camus ne connaîtra pas cette grande fête révolutionnaire de 1968 qu’il avait préparée en dénonçant l’absurdité de l’existence et la nécessité de la révolte dans deux ouvrages capitaux : « Le mythe de Sisyphe » et « L’homme révolté ».

    En effet si on met à part la « Chute », son dernier texte, où il se penche sur lui-même et sur nous tous et où il peint sans complaisance l’homme qui entend un cri de détresse et poursuit son chemin sans se retourner en donnant des raisons à sa lâcheté : trop tard, trop loin ! l’œuvre d’Albert Camus quelles que soient les techniques qu’elle utilise, théâtre, essais, romans se regroupent, s’alignent, s’épaulent autour de ces deux monuments de la pensée contemporaine.

    L’absurde, c’est le « Mythe de Sisyphe », « Caligula », « L’Étranger », le révolté c’est « L’homme révolté », « Les Justes », « La Peste ». L’œuvre de Camus est un constat qui aboutit à un appel à la révolte. Et c’est la mesure dont il en parle qui donnera son élan à la révolte qu’il propose ! Son vocabulaire est mesuré, son jugement sans complaisance, son ton grave ! Servi par un style simple, pur, d’où sont bannies toutes complaisances qu’adorent les auteurs qui clignent de l’œil vers les horizons divers où se tiennent des lecteurs potentiels. Dans « L’Homme révolté », il remettra à leur vraie place « les héros révoltés » chers à la littérature d’avant-garde et on ne lui pardonnera pas d’avoir fait la différence entre la révolte des « dandys » et l’autre, la vraie et d’avoir séparé chez Baudelaire, chez Rimbaud et quelques autres, l’homme médiocre et souvent méprisable de l’artiste génial ! Le dernier chapitre de « L’homme révolté » est un cri d’espoir en faveur du syndicalisme révolutionnaire face aux politiciens. Sartre qui prétend ausculter la conscience révolutionnaire lancera contre Camus des personnages dont, depuis, personne n’a plus entendu parler. Et ce sera la grande querelle des littérateurs énervés autour de l’œuvre de Camus. Tous les coups seront permis, tous les anathèmes furent prononcés. Le prix Nobel mit le comble à l’indignation de tous les écrivaillons qui essayaient de survivre dans le Quartier latin, chacun se considérant comme offensé de voir la distinction aller à un hérésiarque de la théologie marxiste. Il faut croire que les foules sont « bêtes », car Camus disparu, l’œuvre continua à se vendre parmi la jeunesse. Elle n’a pas connu ce purgatoire où rentre un grand écrivain après sa disparition. Et si, aujourd’hui, quelques commentateurs font semblant de la redécouvrir, elle est restée le plus fort tirage du Livre de Poche. Mais il faut bien le constater, ce qui a puissamment contribué à maintenir cette littérature dans l’actualité, c’est la carrure philosophique de l’écrivain.

    « Vous n’êtes pas un philosophe », écrivait un personnage dont je ne me souviens plus du nom, mais c’est sans importance, en parlant de l’homme révolté. En réalité, la philosophie de Camus, c’est la philosophie du réel qui appelle un chat un chat, et Rimbaud marchand d’armes, un personnage méprisable, mieux, lamentable, même lorsqu’on essaie de le déguiser en partisan de la Commune !

    Mais si l’écrivain reste un des plus puissants analystes de son temps, c’est à travers le journaliste que se révèle l’homme d’action en lutte contre l’injustice. [D’ « Alger républicain »] à « Combat », Camus ne va pas cesser de défendre les humiliés et les outragés. Il le fera avec une hauteur de vue qui agacera ses confrères qui lui reprocheront d’être un « moraliste » ! Il avait commencé sa longue lutte contre tous les despotismes en défendant les arabes spoliés par le colonialisme, il soutiendra la résistance à Franco, protestera contre le massacre des communistes grecs, contre l’agression communiste en Hongrie. On ne fera jamais en vain appel à lui chaque fois que, par le monde, des hommes pourriront dans les prisons, victimes de la raison d’État ? Et il le fera sans se préoccuper de leurs opinions politiques, philosophiques et religieuses.

    Cette élévation d’esprit, ce sentiment que l’attitude est inséparable de l’action révolutionnaire, ce qui est le contraire du léninisme, fera espérer à certains catholiques la venue parmi eux de l’écrivain. Sa réponse sera claire. On trouve dans la série des « Actuelles » la conférence qu’il fit aux Dominicains. Il respecte la foi, mais, lui, reste en dehors de ces métaphysiques de consolation, et dès les premières pages de « L’homme révolté », il nous apprend que l’homme révolté se hisse à la hauteur de la divinité pour la contester et finalement prendre sa place. Écoutons-le :

    « Je n’aime pas les prêtres qui sont anticléricaux pas plus que les philosophies qui ont honte d’elles-mêmes. Je n’essaierai pas pour ma part de me faire chrétien devant vous. Je partage avec vous la même horreur du mal. Mais je ne partage pas votre espoir… »

    Albert Camus fut essentiellement un esprit en mouvement, avide de comprendre ne rejetant aucune proposition sans l’avoir mûrement digérée ce qui le conduira d’un passage rapide au parti communiste à cet humanisme libertaire dont le dernier chapitre de « L’homme révolté », la pensée de midi, est profondément imprégné. Écoutons-le encore une fois :

    « Le jour, précisément où la révolution césarienne a triomphé de l’esprit syndicaliste et libertaire, la pensée révolutionnaire a perdu en elle-même un contrepoids dont elle ne peut sans déchoir se priver… L’histoire de la première Internationale où le socialisme allemand lutte sans arrêt contre la pensée libertaire des Français, des Espagnols et des Italiens, est l’histoire des luttes entre l’idéologie allemande et l’esprit méditerranéen. La commune contre l’État, la société concrète contre l’absolutisme, la liberté réfléchie contre la tyrannie rationnelle, l’individualisme altruiste enfin contre la colonisation des masses… Traduisez, une fois de plus, la longue confrontation entre la mesure et la démesure qui anime l’histoire de l’Occident depuis le monde antique. »

    Les dernières années d’Albert Camus furent assombries par la guerre d’Algérie et de nombreuses critiques s’élevèrent contre l’attitude de l’écrivain à propos de ce conflit douloureux. Herbert R. Lottman dans sa magistrale biographie d’Albert Camus nous a parfaitement résumé les sentiments de l’homme né à Alger et qui furent ceux de beaucoup d’autres hommes se réclamant de la gauche et de l’extrême-gauche. L’Algérie était la terre natale, où reposait la famille, elle avait été le milieu où avait baigné leur jeunesse. Et même ceux qui, comme Camus avaient lutté pour l’émancipation des arabes, ne pouvaient pas l’oublier. Nous n’étions pas d’accord avec eux, nous ne les comprenions pas… oui mais nous n’étions pas Algériens. Camus, lui, se réfugia un instant derrière un rêve, la solution brésilienne, c’est-à-dire la fusion de toute la population quelle que soit son origine, pour former une nation. C’était trop tard, bien trop tard, mais on peut penser que si le projet Blum-Viollette de 1937 avait eu un commencement d’exécution, cette solution eut été possible. Je peux pour ma part témoigner que pendant cette période Camus ne négligea aucun effort pour sortir de prison ceux qui luttaient contre la guerre d’Algérie et j’eus sur ce sujet une longue conversation avec lui. Je le revois avec ce sourire sceptique et railleur qui le caractérisait, me demander si j’étais sûr d’être « bien dans la ligne » !

    Vingt ans se sont écoulés, les querelles se sont apaisées, les hommes de ma génération se penchent sur leur passé, font l’inventaire. Quelques grands noms, quelques grandes œuvres s’étagent sur cinquante années de luttes. Des livres qui sont des points de repère, d’un fatras d’ouvrages que personne ne lit plus et qui ne seront plus que des titres au troisième millénaire. Trois d’entre eux auront marqué leur époque : « Le manifeste du surréalisme » d’André Breton, « La condition humaine » d’André Malraux, « L’homme révolté » d’Albert Camus, trois ouvrages fondamentaux qui, curieusement, soulevèrent la colère des staliniens et qui seront lus jusqu’à la fin des temps.

    Les manifestations qui marquent le vingtième anniversaire de la mort d’Albert Camus furent nombreuses. Elles réunirent tous ceux qui avaient été ses amis. J’allais écrire « la messe fut parfaitement réussie », il n’y manquait que ce petit brin de la pensée libertaire que Camus accrochait volontiers au revers de son veston. Qu’importe après tout, des convenances, dues à un prix Nobel et qui font baisser les yeux avec pudeur, personne ne pourra effacer « L’homme révolté », ce qui est sa conclusion du Passage de Midi, qui est la justification du syndicalisme révolutionnaire et de l’esprit libertaire !

Maurice JOYEUX (1910-1991)