Quand le syndicalisme s'éprouve hors du lieu de travail
La production du sens confédéral à Force ouvrière
Par Karel Yon
Extrait de Politix, vol. 22, 85, 2009
Sommaire :
Une culture organisationnelle marquée par le fédéralisme et la distance à la politique
Le fédéralisme organisationnel
La mise à distance de la politique
Le « style du groupe » à l’épreuve des stages de formation
Les frontières du groupe : « classisme » et distance à la politique
Les liens du groupe : l’indépendance comme obligation
Les normes langagières : un rapport ambivalent au discours
Ce que les stagiaires font de la formation
Des usages pluriels du dispositif confédéral
Les effets d’une injonction contradictoire : « former sans conformer »
En 1989, Marc Blondel remplaçait André Bergeron à la tête de la CGT-Force ouvrière, plus connue sous le nom de FO. Regrettant la conversion néolibérale des élites patronales et républicaines, il revendiquait la nécessité d’un syndicalisme plus « contestataire », enjoignant les militants à « prendre du recul » pour saisir et combattre la « dénaturation » de la négociation sociale [1]. Ce changement de leadership s’accompagna d’un accroissement de la place accordée à l’action protestataire au plan confédéral, comme l’illustrent en particulier, de 1991 à 1995, de 2003 à 2009, les appels devenus routiniers des instances confédérales à la « grève générale interprofessionnelle [2] ». Assortie de la perte de deux institutions-phares du paritarisme, domaine dans lequel FO avait longtemps occupé une place centrale [3], et de la poignée de main, en 1995, de Marc Blondel avec son homologue de la CGT Louis Viannet [4], cette évolution apparut d’autant plus marquante qu’elle semblait trancher fortement avec les pratiques antérieures de la confédération, couramment résumées par l’anticommunisme, la pratique conventionnelle et le « pragmatisme » [5]. Certains auteurs ont cependant pointé les limites de cette réorientation, mettant en garde contre les « effets de rhétorique » et pointant le décalage entre discours confédéraux et pratiques fédérales [6].
Cet article se propose de rendre compte d’un aspect du changement de cours confédéral : l’importance nouvelle accordée à l’action syndicale au plan interprofessionnel, dans une organisation habituellement très fédéraliste. Pour ce faire, je partirai du principe que les changements opérés sur la scène confédérale n’impliquent aucune automaticité quant aux évolutions des autres dimensions, fédérales ou locales, de l’organisation syndicale, quand bien même celles-ci sont interdépendantes. Cette approche permet de dépasser le registre de la contradiction entre discours et pratique en prenant en compte la culture organisationnelle propre à FO. Marquée par le fédéralisme et la distance à la politique, celle-ci structure la façon dont peut se déployer le « syndicalisme de contestation ». Je concentrerai mon article sur la formation confédérale des militants, dans la mesure où l’injonction à « penser interpro », qui se diffuse dans les stages, découle de ces contraintes tout en essayant de les déjouer. Je présenterai ensuite cette « culture en interaction [7] » à partir d’une ethnographie des stages de formation et, pour conclure, je réfléchirai aux usages que les stagiaires peuvent faire de la formation [8].
Une approche attentive à la structuration du syndicalisme comme coalition d’acteurs hétérogènes permet de surmonter les limites des interprétations les plus courantes sur les évolutions de FO. Au discours officiel des dirigeants confédéraux, cherchant à légitimer leur rupture en l’inscrivant dans la continuité [9], s’opposent souvent des approches critiques qui insistent sur le rôle déterminant de la minorité trotskyste « lambertiste » dans la radicalisation de FO. Portée en 1989 par certains partisans de Claude Pitous, le rival malheureux de Marc Blondel, cette thèse fut ensuite au cœur de la campagne de Jacques Mairé, outsider du congrès confédéral de 1996. Elle constitue le principal argument de l’ouvrage du journaliste Christophe Bourseiller, qui relaye largement le point de vue de ces opposants [10]. On la retrouve dans les ouvrages de Dominique Andolfatto et Dominique Labbé [11] et de René Mouriaux [12], qui ne tiennent pas compte du fait que les militants de cette mouvance, investis au sein de FO depuis les années 1960, ont intégré la majorité confédérale d’André Bergeron dès 1980 [13]. À travers ce schème intellectualiste de « l’influence », l’occupation de positions dans la confédération est uniquement considérée comme une ressource instrumentale : il suffirait de conquérir une organisation pour en réorienter radicalement le cours.
Or l’inscription dans un univers organisationnel est autant un support pour l’action qu’une contrainte bornant tout à la fois les limites du possible et du pensable. C’est ce que pointent Élisabeth Clemens et Debra Minkoff qui décrivent l’essor récent, dans la sociologie de l’engagement et des mouvements sociaux, de travaux dépassant l’opposition entre les perspectives du cadrage et de la mobilisation des ressources pour s’intéresser aux liens entre dynamiques organisationnelles et symboliques [14]. Dans cette perspective, les responsables syndicaux qui prônent le changement ne sont pas simplement confrontés à l’inertie organisationnelle. Si la nouvelle équipe confédérale diffère, par certains aspects, de la précédente [15], elle n’en a pas moins incorporé cette inertie comme un élément de la culture organisationnelle. Dans la culture confédérale, la structuration fédérale et la centralité symbolique d’une légitimité construite dans la distance à la politique s’articulent pour constituer une double contrainte, sociale et symbolique, à la mise en forme de la nouvelle « conscience de classe » promue au plan confédéral [16].
Le fédéralisme organisationnel
La loi de 1884, en constituant le syndicat professionnel comme unité de base, a fait du fédéralisme le mode commun d’organisation du mouvement syndical. La genèse de la CGT, dans la rencontre entre fédérations professionnelles et bourses du travail, lui a donné la forme d’une double intégration professionnelle et territoriale. Le fédéralisme se décline cependant différemment selon les organisations : si les structures de la CFDT sont plus centralisées [17], FO partage une matrice organisationnelle commune avec la Fédération de l’éducation nationale (FEN) et la CGT [18]. Mais tandis que le fédéralisme de la CGT s’est longtemps doublé du centralisme organisationnel du PCF, et qu’à la FEN il se conjuguait avec le droit de tendance, la conservation des principes d’organisation de la « vieille CGT [19] » a constitué un trait distinctif, revendiqué comme tel, de FO dans le champ syndical.
Les circuits de dévolution de l’autorité sont ceux d’une pyramide à double base, professionnelle et territoriale, organisant une « configuration de jeu à plusieurs niveaux [20] » : celui du syndicat, des unions départementales (UD) et fédérations ; et celui de la confédération. Si les instances fédérales et départementales sont élues selon des règles diverses, leurs représentants au sein du Comité confédéral national élisent parallèlement la Commission exécutive et le Bureau confédéral. Dans les congrès confédéraux, les syndicats désignent ainsi leurs délégués qui votent des résolutions mais n’élisent pas ceux qui devront les appliquer. Cette démocratie syndicale indirecte se caractérise donc par l’existence de nombreux filtres entre la base syndicale et son sommet confédéral, chaque niveau étant en théorie autonome. Même les UD, censées être statutairement les relais au plan local des orientations confédérales, conservent ainsi leur souveraineté pour peu que leur représentativité leur assure suffisamment de ressources propres [21]. L’éventualité d’une centralisation financière est toujours considérée comme contraire à la logique même du syndicalisme. La confédération s’est ainsi opposée au Rapport Hadas-Lebel, qui préconisait une consolidation au niveau confédéral des comptes des organisations [22]. Autre signe de la réalité de ce fédéralisme, la dispersion des locaux des fédérations. À la différence de la CGT et de la CFDT, dont les fédérations sont regroupées avec leur confédération dans un même endroit, à FO, seules quelques organisations côtoient la direction confédérale, les autres étant dispersées dans Paris et sa région.
Le respect, contraint et légitimé, de l’autonomie des organisations confédérées a longtemps fait des arènes interprofessionnelles des espaces lâches de coordination. Cet entre-soi, le plus souvent réduit aux réunions restreintes des instances confédérales [23], structure ainsi d’abord un réseau de « responsables » soucieux de défendre les intérêts de « leur » structure, plutôt qu’une véritable sociabilité de groupe. Cette faible conscience collective n’est que rarement compensée par l’activité syndicale à la base : la tendance longue de désyndicalisation a multiplié les situations où le syndicat se résume souvent aux quelques individus porteurs de mandats, quand il ne s’agit pas seulement du délégué syndical.
La mise à distance de la politique
Se combine à ce cadre organisationnel un cadre culturel qui lui est directement lié. Historiquement opposé, dans les représentations indigènes, au centralisme et au « fanatisme » communistes, le fédéralisme de FO était perçu comme garant de l’absence d’un centre unique de vérité. Il entrait en résonance avec les formes d’organisation et le discours « laïque » de ses mouvances militantes constitutives (socialistes SFIO, francs-maçons, syndicalistes révolutionnaires). La distance à la politique, associée à la valorisation du pluralisme interne, s’est trouvée de la sorte au fondement de la légitimité syndicale [24]. Si la mise à distance de la politique n’apparaît plus aujourd’hui comme un discriminant dans le champ syndical, les militants de FO revendiquent une plus grande rigueur dans l’application de ce principe. Elle se traduit, depuis les années 1970, par l’interdiction de « parler politique » dans les arènes syndicales, c’est-à-dire, en pratique, par la stigmatisation des discussions qui apparaîtraient trop « abstraites » ou idéologiques. Une anecdote, relevée lors du congrès confédéral FO de 2004, permet d’éclairer les implications de cette posture :
- Je dîne avec un jeune délégué du personnel, la trentaine, militant dans le Sud-Ouest, adhérent depuis peu. Il travaille dans une société d’affichage et participe au congrès, non comme délégué, mais au titre du service d’ordre. Il est seul car il n’a pas retrouvé ses douze collègues, délégués du personnel des autres succursales de sa société. Celui-ci m’explique le désarroi de cette poignée de jeunes syndiqués qui, découvrant le « gigantisme » du congrès, en ont dès le départ été contrariés, traduisant en ces termes leur malaise : « Ils n’ont pas aimé : de tels moyens ça faisait parti politique » [25].
Dans un contexte de discrédit de la catégorie « parti », la rhétorique de l’indépendance est une ressource de légitimation centrale. Mais, après avoir permis l’entrée dans l’univers syndical, la distinction des catégories « syndicat » et « parti » peut en contrarier l’exploration, quand vient le temps de relier un engagement local aux dimensions plus larges du mouvement. C’est ce qui semble advenir à ces militants, laissés à eux-mêmes dans un lieu qui les dépasse. Leur « leader charismatique » – selon les termes de mon interlocuteur – les ayant abandonnés, ils ne peuvent bénéficier du soutien cognitif d’un militant expérimenté qui les aurait intéressés au congrès en leur en expliquant le sens, en contrariant notamment les analogies spontanées entre « confédération » et « parti » que rapprochent en pratique l’échelle d’intervention sur la scène nationale, les savoir-faire rhétoriques mobilisés, la médiatisation et la mise en scène. Appartenir à une organisation suppose en effet de savoir faire la différence entre ceux qui sont membres et ceux qui ne le sont pas, c’est-à-dire de penser les catégories légitimes sous lesquelles inscrire l’équivalence militante. Cette opération pose moins problème au niveau d’une section syndicale, où les formes d’engagement peuvent participer d’un « régime du proche » n’impliquant pas de contraintes de justification [26]. Elle apparaît autrement plus complexe quand les militants se déplacent de l’horizon d’action immédiat, local, concret propre au militantisme d’entreprise – mode d’entrée le plus courant en syndicalisme [27] –, vers des espaces moins familiers d’action.
Anselm Strauss mettait en garde contre notre inclination à formuler ces opérations conceptuelles « en termes de mode de pensée plus ou moins élevés, ou, comme on dit souvent, de raisonnement “concret ou abstrait” [28] ». Il les définissait comme des formes d’intégration à « divers modes de fonctionnement de groupe [29] ». Monter en généralité du « proche » au « confédéral » ne relève ainsi pas seulement du processus intellectuel. La mise au jour de l’inscription sociale des processus cognitifs est au cœur des travaux de la « nouvelle sociologie de la connaissance [30] ». Les façons de penser sont indexées à des dispositifs : comme le montrent les travaux de « sociologie culturelle », il n’y a pas seulement des représentations collectives intériorisées par les individus, mais des logiques de groupe qui se constituent dans les interactions [31]. Nina Eliasoph décrit par exemple comment des activistes environnementaux ne peuvent se déprendre d’un registre individualiste et NIMBY [32] que lorsqu’ils sortent des arènes médiatiques officielles pour s’insérer dans des réseaux d’information alternatifs : la mise en forme légitime de leur cause est configurée par les attentes des publics en direction desquels elle s’énonce [33]. Dans un travail sur les organisations caritatives aux États-Unis, Paul Lichterman a montré comment les formes d’organisation des bénévoles religieux, selon qu’elles relèvent du networking ou d’un modèle plus délibératif, influent sur leurs capacités réflexives et la pérennité de leur action [34]. Les façons d’être, de parler et de penser des activistes, bénévoles et militants évoluent ainsi en fonction des publics (réels ou imaginaires) auxquels ils s’adressent ; ces publics sont informés par les structures des organisations, celles-ci constituant autant de contextes d’interaction spécifiques.
Les ambiguïtés du « tournant contestataire » de FO peuvent être utilement éclairées par cette grille de lecture. Il apparaît comme la tentative par une organisation structurée par le fédéralisme et la distance à la politique, de développer des cadres collectifs où puisse s’éprouver le sentiment d’appartenance commune à la confédération et, par extension, à la « classe ouvrière », par la co-présence et l’intériorisation de formats de pensée dépassant l’horizon de l’action professionnelle. Divers dispositifs institutionnels sont mobilisés à cet effet – dont certains ont d’ailleurs préparé la victoire de Marc Blondel plus qu’ils n’en ont résulté – : le développement de la presse et d’initiatives militantes confédérales [35], des pratiques manifestantes, plus récemment des colloques, etc. Ces initiatives organisationnelles produisent des cadres où s’actualise le « style FO ». Elles permettent de constituer un groupe propre, au-delà de l’entre-soi des responsables syndicaux qui représentaient chacun leur propre groupe. En renforçant un sentiment d’appartenance collective, elles contribuent à concerner davantage les militants à l’activité de la confédération, ce processus légitimant, en retour, un concernement accru de la direction confédérale pour les choix d’orientation des structures confédérées [36].
J’aborderai ce processus en me focalisant ici sur le développement de la formation syndicale confédérale. Celle-ci offre en effet un observatoire privilégié de l’intrication des logiques symboliques et organisationnelles. Les stages de formation apparaissent en effet qualitativement différents des congrès et manifestations, en tant qu’ils visent explicitement la production et l’appropriation du sens confédéral. Ils constituent ainsi des espaces de réflexivité collective, des moments de discussion autour des « bonnes » raisons d’agir en tant que syndicaliste. Mais si les stages apparaissent comme le lieu où se déploie une entreprise de moralisation militante, celle-ci est toujours bordée par l’injonction à « ne pas faire de politique ».
Organisation et développement de la formation syndicale confédérale
La formation des syndicalistes a été encouragée par la puissance publique dès les années 1950. C’est de cette époque que date le Centre de formation des militants syndicalistes (CFMS), structure chargée de la production et de l’organisation de la formation menée au nom de la confédération. Certaines fédérations ont cependant leurs propres structures de formation, sans parler des organismes privés qui interviennent sur le segment, constitué en marché, de la formation des élus dans les institutions représentatives du personnel. Le développement de ce secteur a largement été conditionné par la loi de 1985 sur le congé de formation économique, sociale et syndicale, renforçant les moyens alloués par l’État. Le rapport d’activité présenté au congrès de 1989 note ainsi « l’explosion de la demande de stages » depuis cette date. Mais l’essor de la formation tient également à l’importance nouvelle qui lui est donnée après 1989. Il s’agit de faire une formation plus « militante », davantage orientée vers l’inculcation d’une vision du monde que vers l’apprentissage de savoir-faire techniques. En 1991-1992 est mis en place un « plan de formation syndicale continue » visant à redéployer l’activité de formation. Il propose une offre réorganisée et plus étoffée qui se traduit par la multiplication des stages et leur décentralisation. 90% des stages sont dorénavant organisés dans les UD, avec une moyenne de 16 stages hebdomadaires. Le mouvement social de 1995 suscite un regain de tension entre la confédération et certaines structures confédérées, creusant la distance entre les formations fédérales et confédérales (plusieurs collaborations sont suspendues). Des projets sont alors élaborés conjointement avec le secteur organisation pour compenser cette situation. Un cycle de formation des responsables et futurs responsables d’UD et de fédérations est mis en place entre 1996 et 2004.
Le dispositif d’animation est très centralisé, à la différence de la formation syndicale CGT : les stages sont assurés par un pool d’une trentaine de formateurs, dont la moitié, salariés de la confédération ou détachés de la fonction publique, se consacrent à plein temps à cette activité. Depuis les années 1970, les responsables et formateurs sont extérieurs au monde de l’enseignement. Les animateurs sont d’abord des professionnels du syndicalisme : ils sont recrutés en fonction de leurs qualités militantes (attestées par l’occupation de positions de responsabilité dans les structures syndicales), et les reconversions semblent plutôt se faire dans les instances de l’organisation. Le capital scolaire comme le statut professionnel ne sont pas discriminants dans la sélection des animateurs, qui vont de l’ouvrier qualifié au cadre diplômé du supérieur, issus de secteurs professionnels divers, du public et du privé. S’il n’y a pas d’enseignants, on note plus de liens avec le monde de la formation d’adultes, notamment chez les assistants confédéraux (qui secondent techniquement les secrétaires confédéraux, élus), chargés de la coordination pédagogique : l’un était retraité de l’EDF, devenu cadre par la promotion interne ; son successeur était inspecteur du permis de conduire ; l’actuel assistant avait auparavant la charge de la formation professionnelle.
D’après les statistiques confédérales, la nouvelle politique de formation ne s’est pas traduite avant les dernières années de la décennie 1990 par une augmentation sensible du nombre de stagiaires. Dans les premiers temps de la nouvelle équipe, le nombre moyen de stagiaires reste stable, autour de 4 500 par an de 1985 à 1992. Il descend même à 3 800 entre 1993 et 1995 (ce qui est sans doute lié à la réorganisation du dispositif de formation), pour ne dépasser les 6 000 stagiaires par an qu’à partir de 1998. Dans les années 2000, la confédération revendiquait 10 000 participants annuels.
Le congrès confédéral de 2007 a adopté le mandat d’une nouvelle refonte de la formation syndicale. Celle-ci est toujours orientée par l’objectif de resserrer les liens entre la confédération et les fédérations. Mais elle est surtout mise au service du développement et de la syndicalisation. Le nouveau secrétaire confédéral chargé de la formation, René Valladon, insiste sur la nécessité du développement d’un « appareil intermédiaire » pour faire face aux nouvelles règles de représentativité [37].
On pourrait penser que le « style FO », qui valorise le pluralisme des opinions et l’autonomie des organisations confédérées, soit incompatible avec l’inculcation d’un « sens commun » de l’activité syndicale. La formation entend précisément forger les conditions de cette discipline collective en amont, en invitant les militants à intérioriser l’idée d’un « nous » libre mais solidaire, élargi au-delà de l’enceinte professionnelle. L’observation participante aux stages de formation syndicale donne ainsi à voir ce que peut signifier « être FO [38] ».
Terrains : l’observation des stages
Tout au long d’un travail de terrain plus large, j’ai participé à divers types de stages entre 2003 et 2005 : un stage de responsables (« Le politique », Paris, 18-20 mars 2003), deux stages élémentaires (« Découverte FO et moyens d’action du syndicat », Lens, 8-12 décembre 2003 et Puteaux, 29 mars-2 avril 2004) et deux stages thématiques (« Initiation au droit du travail », Lens, 3 décembre 2003 et « Éveil syndical à l’économie », Lille, 6-8 décembre 2005). J’ai également participé, en tant qu’intervenant, à deux stages « supérieurs » à l’Institut des sciences sociales du travail de Paris I (Sceaux, les 13 mai 2004 et 24 février 2005). Les stages « découverte » sont les plus nombreux : en 2003-2004, période d’observation, environ 200 stages découverte étaient organisés chaque année dans les 104 UD, contre une cinquantaine de stages de droit du travail. Resté longtemps marginal, l’effort de diffusion auprès des militants d’un cadre de pensée d’ordre macroéconomique s’est renforcé dans le courant des années 2000. Comme le soulignait le responsable d’UD à l’ouverture du stage : « Le stage d’éveil à l’économie est de plus en plus prisé, avant cela n’attirait pas grand-monde. » Une cinquantaine de ces stages avaient été programmés en 2008. Chaque formation réunit entre dix et quinze participants. Les prénoms des syndicalistes ont été modifiés afin de préserver leur anonymat. En complément, j’ai réalisé des entretiens avec divers acteurs de la formation (stagiaires, animateurs et responsables confédéraux).
La notion de « style de groupe » (group style) a été forgée par Nina Eliasoph et Paul Lichterman [39]. Au-delà d’une culture habituellement conçue comme un ensemble de symboles partagés, et s’inscrivant dans la continuité des approches néo-institutionnalistes dont ils offrent un prolongement ethnographique, ces auteurs font l’hypothèse que les cadres sociaux « filtrent » la culture. En insistant sur la nécessité de saisir la culture en interaction, ils invitent à être attentif à la diversité des contextes : les comportements des militants réunis en stage ne présument pas de leur conduite dans le cours routinier du militantisme professionnel, de même que les échanges observés sur la scène d’un stage doivent être complétés par ce qui se dit ou se fait dans les coulisses : en aparté, lors des repas ou des pauses cigarette. Ils offrent une grille de lecture directement opérationnelle pour saisir empiriquement les pratiques militantes. Pour ce faire, ils distinguent trois dimensions dont le croisement permet de repérer des configurations socio-symboliques : les « frontières du groupe », qui touchent à la position que les acteurs s’attribuent sur une carte sociale imaginaire, les « liens de groupe », qui renvoient au mode d’organisation et aux obligations morales qui lient les membres entre eux, et les « normes langagières » qui définissent le rapport légitime au discours.
Les frontières du groupe : « classisme » et distance à la politique
Dans les stages « découverte » destinés aux nouveaux adhérents, c’est à travers la présentation et le remplissage d’un schéma sur le « rapport des forces dans l’entreprise » que les novices sont invités à prendre conscience de la frontière séparant patron et salariés : « Utilisé depuis plus de vingt ans, ce schéma est né de la nécessité de faire apparaître clairement et pertinemment aux militants la place des uns et des autres, en particulier celle de l’employeur et du syndicat, tant les discours patronaux et politiques avaient semé et sèment encore la confusion sur le rôle de chacun. Curieusement donc, mais non sans raison, en ce début du XXIe siècle, la conscience de classe des salariés est une matière à expliquer et à démontrer en permanence [40]. » De forme circulaire, le schéma isole dans sa partie supérieure la place du « patron ». De ce côté sont identifiés les « pouvoirs » et les « capitaux ». Dans la partie inférieure mais largement majoritaire du cercle, au centre, se situe « le syndicat », qui « revendique » en direction du patron. Il est relié, vers le bas du cercle, aux diverses institutions représentatives du personnel. L’identification de ces instances constitue le premier travail des stagiaires, rassemblés en petits groupes de militants d’origines professionnelles diverses. Le souci des formateurs est alors de casser les « nids », autrement dit, de séparer les stagiaires issus de la même entreprise ou administration, et de mélanger salariés du public et du privé. Cet exercice vise à désamorcer l’opposition entre secteurs public et privé en faisant travailler les stagiaires sur le vocabulaire des institutions représentatives du personnel, de manière à leur faire constater l’équivalence des fonctions remplies par des institutions portant des noms différents. Les formateurs peuvent ainsi conclure, de manière systématique, à l’artificialité de la coupure public/privé. Au-delà des stages « découverte », le rappel de l’antagonisme des intérêts de classes est récurrent. Lors du stage de formation au droit du travail, la formatrice s’appuie sur la remarque d’un militant pour rappeler la règle « classiste » :
- Ils étudient une convention collective nationale dans laquelle figure le terme de « collaborateur ». « Ah non ! on n’est pas des collabos », réagit un militant. La formatrice renchérit : « Attention vous n’êtes en aucun cas des collaborateurs de l’employeur. Vous êtes des salariés. Vous fournissez un travail, vous ne participez pas à la gestion. » Elle poursuit cette idée : « Vous l’avez vu en stage découverte, il y a des intérêts très différents. On ne peut pas être un syndicaliste et un collaborateur, ou alors on n’est pas à Force ouvrière. » Un stagiaire lance : « C’est la CFDT ! », suscitant rires et approbations. Plus tard, un autre participant évoque le cas de son usine où s’organisent des petits-déjeuners dans lesquels les ouvriers peuvent faire des propositions à la direction. Il livre cette information incidemment, sans énoncer de jugement quant au bien-fondé du dispositif. L’intervention de l’animatrice va permettre de donner une charge morale à ce propos : « Pour ça il y a les CE, les DP, les réunions syndicales. Un conseil : les petits-déjeuners, n’y allez pas. On n’est pas copains, on ne veut pas du paternalisme. On ne peut pas défendre les salariés et être le toutou du patron ! [Un autre stagiaire rebondit alors : « C’est des Judas ! »] Sinon vous abandonnez FO ! Attention je ne vous dis pas de rentrer vous battre avec votre patron. [Le même : « Chez nous à FO c’est le dialogue, après on agit. Eux à la CGT ils font grève, ils aboient et après ils discutent. »] Il faut discuter, mais sans être dupe : savoir faire la part des choses. »
L’identité syndicale se construit ainsi dans la délimitation des frontières vis-à-vis des employeurs comme des organisations syndicales concurrentes. La confédération s’est positionnée, dans les années 1970, à contre-courant d’une approche qui visait à donner aux organisations syndicales, et plus largement aux salariés, le pouvoir d’intervenir dans la gestion des entreprises et de l’économie. Lors d’un stage, un formateur avait mobilisé un exemple particulièrement frappant pour donner à voir les prescriptions de l’institution en matière d’autolimitation de l’entendement syndical : « Prenons le cas d’un salarié, délégué du personnel, qui aurait violé une de ses collègues. Est-ce qu’on doit le virer ? Ce n’est pas à nous d’assumer la décision, mais au patron : au CE, nos élus s’abstiennent. » En tenant ces propos, il comptait marquer les esprits en rappelant, par contraste avec la gravité du cas, la délimitation du domaine légitime d’intervention syndicale : quand bien même une situation paraîtrait devoir être nettement sanctionnée sur le plan moral, elle ne saurait conduire les représentants des salariés à des décisions qui ne leur reviennent pas. C’est d’abord sous l’angle de cette division sociale des tâches de direction/gestion et d’exécution que prend sens la différence des classes.
Dans la mesure où cette solidarité de classe est d’abord négative, elle n’empêche pas la reconnaissance de l’hétérogénéité du salariat. De même que le refus de la gestion démarque FO de la CFDT, cette reconnaissance des hiérarchies sociales constitue un discriminant vis-à-vis des positions de la CGT, dont le classisme s’est longtemps fait plus volontiers ouvriériste et tendu vers le projet d’une « société sans classes ».
- J’ai pu le constater lors du stage d’économie. À l’occasion d’une pause, deux stagiaires discutent de la CGT. Tous les deux employés, ils n’aiment pas cette organisation parce qu’elle « bouffe du cadre », dixit l’un d’eux. Ils sont pour que les cadres soient avec les autres salariés. Ils s’en moquent que les cadres gagnent plus : « tant mieux pour eux ». Cette acceptation de l’ordre social comme allant de soi est particulièrement visible lorsqu’au dernier jour du stage, le formateur nous propose un exercice de groupe : « Quelle serait selon vous une société socialisée ? Réfléchissez à cette idée. Je n’emploie pas de mots politiques exprès. » On réfléchit en groupes. Les stagiaires sont assez dubitatifs sur les termes. On évoque l’hypothèse que société et socialisée soient peut-être issus du même mot. La définition d’une « société socialisée » paraît ainsi se stabiliser autour de l’idée d’une société dans laquelle on aurait mis « plus de social » (et peut-être pour le formateur également, qui voulait dire plus que « social » sans aller jusqu’à dire « socialiste »). Chacun réfléchit alors à la société idéale, les uns se concentrant sur la dimension sociale (la répartition des richesses), les autres sur la dimension idéale (l’égalité hommes-femmes par exemple). Après un débat sur l’ampleur de cette répartition, on rejette « équitable » parce que le formateur a dit que c’était libéral, mais on adopte « juste » et non « égalitaire » parce que personne n’est gêné que certains gagnent plus que d’autres. Hassan, qui aura été parmi les plus instinctivement « anti-patron » pendant le stage, reprend à son compte une idée exprimée à plusieurs reprises : « Il y aura toujours des patrons, c’est utopique de croire qu’il pourrait ne plus y en avoir. Et les patrons voudront jamais que les salariés gagnent autant qu’eux, ou qu’eux ils gagnent autant que des salariés. » Lors de la restitution, un stagiaire évoque la destruction du système capitaliste : il avait été désapprouvé par les autres dans la phase de réflexion. Le formateur : « Non, c’est pas notre but, on n’est pas contre un système, on n’agit pas contre des idées politiques. Nous on est indépendant, on est un syndicat, c’est-à-dire un contrepoids et pas un contre-pouvoir. Et ça c’est depuis la Charte d’Amiens en 1906 qu’on est libres et indépendants. En plus, ça irait dans le sens de ceux qui disent qu’on est trotskos. Là on se positionnerait clairement à l’extrême gauche, mais à FO y a pas que des trotskos, y a de la droite et de la gauche, c’est important. »
L’appartenance syndicale se définit par une double démarcation : les salariés sont ceux qui ne dirigent pas l’entreprise, les syndicalistes sont ceux qui ne dirigent pas la société. Le point commun entre ces deux distinctions est la définition « anti-intellectualiste » du syndicat « contrepoids et non contre-pouvoir ». Parce que les syndicalistes se regroupent pour défendre les intérêts « concrets » des travailleurs, ils n’ont pas à se mettre à la place du patron ou des dirigeants politiques. Comment peut dès lors se gérer la tension entre ce refus des identifications abstraites et le projet confédéral de penser au-delà du lieu de travail ?
Les liens du groupe : l’indépendance comme obligation
La conscience de classe n’est pas, dans les formations, un « supplément d’âme » abstrait. Subjectivement, cette identité commune doit pouvoir s’inscrire dans les réflexes de pensée des militants, notamment par l’usage des pronoms légitimes. C’est ce qu’illustre cet échange dans un stage « découverte », alors qu’un stagiaire dit « vous » au formateur pour désigner la confédération à travers lui (il le tutoie sinon sans problème). Le formateur réagit tout aussi spontanément : « Faut dire nous ! Qui c’est, vous ? Quand les journalistes attaquent le secrétaire général, c’est nous tous qu’ils attaquent. Parce qu’on est indépendants, on ne signe pas n’importe quoi. La presse, elle, n’est pas indépendante, elle appartient à des grands groupes industriels. Quand on attaque Blondel, c’est FO qu’on attaque. Et nous on est tous FO. »
Objectivement, la solidarité de classe s’incarne dans les liens interprofessionnels. En déclarant « Y a pas d’école du syndicalisme ! Vous pouvez un jour remplacer Jean-Claude Mailly, vous avez toutes vos chances. Moi, mon secrétaire confédéral c’était un facteur », un formateur rappelait ainsi aux militants que l’univers syndical, à la différence du monde professionnel, ne reconnaît pas la hiérarchie des statuts scolaires comme principe de sélection. L’institution syndicale récuse ainsi toute définition intellectuelle du militantisme au profit d’une définition par le collectif. Cette définition par le dévouement à l’organisation implique la reconnaissance de l’autorité du savoir objectivé en son sein. Au deuxième jour des stages « découverte », la présentation des structures de la confédération constitue ainsi une étape importante du processus d’élargissement de l’horizon de pensée des militants. La fonction de cet exposé est double : mettre au jour, au plan global, les liens de solidarité unissant le syndicat de base aux diverses structures de la confédération (qu’objective le schéma de circulation des cotisations) ; marquer la coupure, sur le terrain local, entre le « nous » syndical et l’environnement professionnel.
Dès lors, « l’indépendance » à laquelle adhèrent les militants FO se manifeste d’abord par le respect que doivent les militants à leur UD. Comme l’expliquait un formateur, alors que je passais au tableau pour exposer les résultats de l’exercice pratique sur la création d’un syndicat, « l’indépendance, c’est indiqué dans les statuts, c’est quand on s’affilie à l’idée FO ». L’« indépendance » se trouve ainsi réifiée dans une tautologie statutaire, sa garantie étant la subordination à l’UD, qui protège les articles sur l’indépendance. Le principe d’indépendance se trouve reformulé, la « liberté de comportement » étant contrebalancée par les obligations « morales » vis-à-vis de l’UD. L’entre-soi des stages apparaît ainsi comme un vecteur privilégié de l’entreprise confédérale de moralisation militante. Il crée un espace privatif à l’intérieur même de l’univers institutionnel, dans lequel l’animateur puis, à la fin du stage, le responsable d’UD venu pour le debriefing, poussent les militants à « vider leur sac » sur le manque d’initiative des militants en place, les « sinécures » et autres « droits d’auteur » sur les mandats, l’absence d’assemblées générales ou les heures de délégation qui servent à aller à la pêche ou à voir sa maîtresse.
Mais au-delà d’une « indépendance » redéfinie pour reconfigurer les faisceaux d’allégeance, le travail symbolique effectué dans les stages vise également à donner aux militants les moyens de s’approprier de nouveaux registres de langage.
Les normes langagières : un rapport ambivalent au discours
J’ai souvent retrouvé dans la bouche des syndicalistes le lieu commun d’un militantisme « détaché » qui correspondrait mieux aux « attentes » d’individus plus égoïstes, et spécialement des jeunes. L’observation ethnographique permet de comprendre comment une institution peut générer des marges de jeu importantes autour de ce lieu commun. C’est paradoxalement, en semblant conforter le sens commun du désenchantement idéologique que la formation confédérale contribue à « l’idéologisation [41] » des syndicalistes. Nina Eliasoph et Paul Lichterman avaient déjà soulevé ce paradoxe : dans différents groupes de militants et de bénévoles, c’est précisément le langage de l’individualisme – le respect du quant-à-soi, la défiance politique et le confinement des motivations idéologiques au domaine privé – qui rend possible une action collective dans la « société civile [42] ». C’est en étant convaincus que ce qu’ils découvrent « c’est pas politique, surtout pas ! c’est syndical [43] », que des individus peuvent investir leur engagement d’un sens dépassant l’horizon immédiat de leurs pratiques professionnelles, l’étrangeté de l’idéologie syndicale étant contrebalancée par la préservation formelle d’une « grammaire de l’apolitisme [44] ».
Par leur insertion dans les arènes confédérales, les syndicalistes découvrent de nouveaux registres de langage engageant des principes impersonnels. À l’occasion des stages, les formateurs contribuent même activement à modifier le « champ connotatif » de signes auparavant considérés négativement [45]. La présentation de l’histoire du mouvement ouvrier permet de familiariser les stagiaires avec un univers symbolique qui pourrait spontanément apparaître comme très politique. Elle permet d’évoquer les connotations politiques, voire révolutionnaires des termes, tout en rendant celles-ci inoffensives car confinées dans le passé.
- Lors du stage élémentaire tenu à Lens, j’ai ainsi pu constater comment le formateur contribuait à faire accepter certains termes en les donnant à voir comme plus « transparents » ou « objectifs ». En les expliquant/explicitant, tout se passe comme s’il les dissociait de systèmes idéologiques au sein desquels ces termes paraissent alors, en retour, employés dans des sens plus « subjectifs » ou « subversifs ». Évoquant la révolution industrielle des débuts du XIXe siècle, l’animateur introduit la notion de capitalisme en la précisant dans un sens « concret » et non, par exemple, au sens théorique d’un système économique parmi d’autres systèmes possibles : « C’est les capitaux, la notion de capitaux ». L’emploi du terme « prolétariat » est désamorcé de sa charge marxiste en étant ramené à son « vrai » sens, c’est-à-dire à son étymologie : « Selon la racine grecque [latine en fait, NDA], ce sont ceux qui n’avaient pour seule richesse que leurs enfants. » La pertinence de cette définition est d’ailleurs illustrée par un exemple concret : « La question du travail des enfants, c’est quelque chose qui a toujours animé de façon très vive Marc Blondel. » Plus loin, l’animateur justifie les signes, du sigle de la confédération aux rituels militants, qui objectivent l’inscription de l’organisation dans l’histoire du mouvement ouvrier en les démarquant du mouvement communiste : « On s’appelle la CGT-Force Ouvrière. Il y a parfois des incompréhensions chez des camarades. D’où on vient c’est important. […] Vous savez à la fin des congrès de FO on chante l’Internationale. Pour beaucoup, c’est un chant de communistes. C’est faux : c’est un chant révolutionnaire qui existait avant qu’il y ait des communistes. »
« Camarade », « lutte des classes », « prolétariat », « capitalisme », etc. L’acceptation de termes qui, hors de l’univers syndical, restent dissonants par rapport à l’ordre symbolique est paradoxalement rendue possible par le fait qu’elle permet de conforter cet autre élément du sens commun qu’est le désenchantement politique. Le discours confédéral peut ainsi s’appuyer sur le discrédit qui s’est diffusé à l’encontre du monde politique institutionnel pour valoriser, par contraste, la « moralité syndicale ». Outre la référence à l’anarcho-syndicalisme, la seule marque politique évoquée en termes positifs pendant les stages est la SFIO, dont l’appréciation pose d’autant moins problème qu’elle n’a plus cours dans le champ partisan. L’attachement à la « classe ouvrière » est explicitement mobilisé comme une ressource pour redoubler la critique des formes politiques disqualifiées, y compris des partis (socialiste ou communiste) auxquels cette expression pourrait être spontanément assimilée. Le cloisonnement idéologique des mondes syndical et politique procède ainsi du rapatriement des symboles du mouvement ouvrier dans l’univers syndical.
Le registre citoyen vient en renfort de ce classisme strictement syndical, l’un et l’autre se soutenant mutuellement : d’une part, en tant qu’ils mobilisent un schème ordinaire commun, celui du « haut » et du « bas », du peuple face aux élites ; d’autre part, en tant qu’ils renvoient chacun à des identités naturalisées. L’organisation syndicale exprime une identité « sociale », c’est-à-dire une identité « objective » : il est normal d’être syndiqué parce qu’on ne choisit pas d’être salarié, de même que la seule identité politique naturelle est celle de citoyen, qui découle de l’appartenance à la communauté républicaine. C’est pourquoi l’engagement à FO n’est pas perçu comme « aliénant », à la différence de l’engagement dans les partis ou les autres syndicats : seule la CGT-FO organise, comme aime à le dire Marc Blondel, « la classe ouvrière diverse-zet-variée ». C’est à la condition de reconnaître les différences d’opinion comme des questions privées que l’adhésion syndicale peut être perçue comme une évidence, en tant qu’elle ne ferait qu’exprimer une appartenance objective. Dans la rationalité laïque qui donne sens au fédéralisme organisationnel, le discours et la délibération ne servent pas à faire le lien entre l’expression des opinions individuelles et la formation d’une volonté collective. L’intersubjectivité n’existe pas comme catégorie : au discours des individus exprimant des opinions privées s’oppose celui des représentants, qui parlent au nom du collectif. L’objectivisme classiste s’articule au subjectivisme politique, contribuant à la constitution d’une conscience de classe strictement économique.
Dans quelle mesure les militants réunis en stage peuvent-ils faire leurs les injonctions confédérales à « penser interpro » ? Deux ordres de données peuvent apporter des réponses à cette question : les réactions des participants, dans le cours même des stages, au contenu des formations ; la réactivation, hors des stages, des leçons acquises lors de ceux-ci. Cette dernière perspective engage d’autres terrains ethnographiques et d’autres modes d’enquête [46]. Faute de place, j’en resterai ici au moment des stages, en m’intéressant à la rencontre entre des publics aux propriétés sociales hétérogènes et un dispositif se caractérisant par sa double nature scolaire et syndicale.
En théorie, dans la logique d’un « plan de formation syndicale continue », les stagiaires sont sélectionnés et doivent suivre un cursus prédéfini. Ce sont les syndicats qui inscrivent les militants, et les demandes de participation doivent être validées par l’UD ou la fédération. Cependant, et bien que le droit syndical garantisse aux salariés, sous certaines conditions, l’accès à douze jours de formation par an rémunérés au titre de leur activité professionnelle, le premier impératif est bien souvent celui de « remplir le stage ». La faible sélection des stagiaires, combinée à un dispositif juridique amortissant le coût des formations, fait de ces moments une occasion privilégiée d’évasion de l’ordinaire professionnel. De ce fait, la formation se prête à des investissements multiples. Si le stage peut être une fin en soi, suivi sans objectif précis, il peut aussi être perçu comme un moyen d’acquisition de nouveaux savoirs et savoir-faire.
Sous ce rapport, même si l’éducation des adultes doit être distinguée de celle des enfants, en tant qu’elle résulte d’un engagement volontaire, certains novices apparaissent ainsi manifestement mieux disposés que d’autres à entendre les « enseignements » dispensés en salle.
- Le stage « découverte » organisé à Lens donne l’exemple d’un public particulièrement hétérogène et, avec lui, des difficultés posées au formateur pour gérer des dispositions différenciées à l’écoute et à la participation. Parmi les 17 stagiaires, la moitié sont des employés, dont une forte proportion de fonctionnaires territoriaux (5) ; quelques-uns sont des cadres. Quatre militants dénotent : issus d’une grosse entreprise industrielle de la chimie, ce sont des ouvriers faiblement qualifiés. Ils interrompent fréquemment l’exposé du formateur par des questions ou des commentaires spontanés, formulés à voix haute. Les régulières et amicales invitations du formateur à reprendre le fil du stage ne les dissuadent pas de suivre le cours propre de leurs pensées. S’ils manifestent ainsi leur investissement dans la situation, ils n’associent pas à cet engagement l’autocontrainte qu’y incorporent les autres stagiaires. Roger, un des quatre, est particulièrement prolixe dans l’expression de ses préoccupations. Il s’insurge régulièrement, aussi bien contre ses interlocuteurs dans l’entreprise ou le patronat en général (« tous des pédés ! ») que contre les responsables du travail des enfants. Les autres stagiaires sont, sinon attentifs, au moins silencieux. Ils apparaissent plus en retrait et ne rebondissent que rarement sur les démonstrations de l’animateur par des commentaires sur leur propre situation. Une des deux seules femmes du groupe, Mireille, est infirmière et par ailleurs formatrice auprès de classes de techniciens supérieurs. Elle seule intervient régulièrement, y compris pour soutenir les démonstrations de l’animateur, auxquelles elle apporte parfois des suppléments d’illustration. À l’occasion d’un exercice pratique, elle a ainsi présenté des documents tirés de son activité d’élue en commission administrative paritaire. Roger, quant à lui, s’énerve contre le formateur qui accélère le pas : « je suis pas allé à l’école », dit-il pour l’inviter à reprendre ses explications.
Le souci d’un enseignement ajusté aux attentes des stagiaires se manifeste en particulier, du côté des responsables de la formation, par la réduction des pratiques d’enseignement qui placent les stagiaires en situation d’écoute passive. La place consacrée à l’histoire du mouvement ouvrier s’est ainsi vue considérablement diminuée.
- Lors du stage « découverte » de Lens, la difficulté de cet enseignement « théorique » à prendre sur les stagiaires s’illustre ainsi dans leurs postures d’« élèves », soulignant le décalage entre une activité qui plaît manifestement plus au formateur qu’elle n’intéresse son auditoire. Seule Mireille (et moi-même) prenons l’exposé en notes. La plupart se contentent de lire la chronologie présente dans le classeur fourni en support aux stagiaires. Les deux jeunes syndiqués en face de moi paraissent particulièrement absents : leurs regards se lèvent rarement du classeur ; ils semblent figés, ne réagissant que peu aux propos de l’animateur, évitant soigneusement de croiser son regard… Manifestement, ce moment le plus scolaire du stage ne leur est pas agréable. Un des jeunes, employé dans une caisse primaire d’assurance maladie, me confiera au moment de la pause qu’il trouve le stage « un peu long ».
Les différences d’attitudes entre stagiaires devant la formation semblent renvoyer plus largement à des expériences préalables de socialisation scolaire plus ou moins poussées et/ou heureuses. Les témoignages de militants ayant profité des formations s’articulent à l’évocation de carrières scolaires contrariées, comme si l’éducation syndicale avait pu représenter un substitut à l’éducation scolaire [47]. La formation peut en constituer également un prolongement, comme l’illustre le cas de cette jeune infirmière, qui se trouve de surcroît en décalage avec les responsables de son syndicat, manifestement issus d’un autre âge du militantisme :
- Au dernier jour du stage d’économie, je demande à Valérie ce qu’elle a pensé du stage. Elle me dit ce qu’elle répétera lors du tour de table de bilan : en tant que salariée du public, il lui a moins fourni des éléments pour son action syndicale quotidienne que des arguments sur le problème du chômage, des retraites ou pour défendre la Sécu. La discussion évolue ensuite vers la situation interne à son syndicat : elle regrette que les gens de l’hôpital adhèrent à FO uniquement parce qu’on leur rend service. Elle appelle ça de « la défense du salarié ». Elle-même avait adhéré de cette manière, mais elle a fait ensuite le stage « découverte », puis un stage « communication ». Elle a apprécié les stages car ils lui ont donné « des arguments contre la pensée unique » et lui ont montré que FO ne se limite pas à ce qu’elle voit à l’hôpital. Elle semble reprocher aux responsables du syndicat de fonctionner en vase clos (« Ce sont toujours les mêmes qui ont les heures de délégation. »). Apparemment, la direction de son syndicat avait même quelques réticences à l’envoyer dans une formation qui allait lui « mettre dans la tête les idées de l’UD ». Elle dit essayer, en vain, de faire évoluer les choses : « Le deuxième syndicat derrière la CGT, c’est l’UNSA. Eh bien le délégué de l’UNSA, quand il vient dans le service, il dit bonjour aux gens, il est bien habillé, avec la cravate, et il distribue ses tracts. Et pourtant c’est un aide-soignant, donc il a rien pour être supérieur. Les FO, ils débarquent à trois, ils font du boucan avec leurs valises, et ils distribuent leurs tracts. [Elle les imite, prenant un accent ch’ti très marqué, lève les épaules, semblant signifier qu’ils sont carrés et gauches à la fois :] “Ben quoi hein on va pas ch’taire pour distribuer nos traques non ?!” Alors qu’on est à l’hôpital, il y a les patients, ça sert à rien le bruit… » Valérie est capable de mobiliser un patois ch’ti très authentique mais paraissant caricatural dans sa bouche. Elle parle sinon très clairement, sans accent, avec un vocabulaire assez sophistiqué. S’il y a, d’après ses termes, un conflit de « style » dans le syndicat, il désigne sans doute un conflit entre des habitus générationnels très inégalement marqués par la scolarisation, qui vient redoubler la distance entre syndicalistes permanents et profanes.
Au-delà de ce rapport spécifique aux acquisitions intellectuelles, la participation aux stages engage d’autres types d’investissements. À côté des stagiaires dissipés, on trouve dans les formations des agents dont le défaut d’attention tient d’abord au fait qu’ils sont déjà suffisamment insérés dans l’univers syndical pour se permettre de ne suivre que d’un œil. Le passage par les stages alimente alors la carrière militante, moins parce qu’il permettrait l’acquisition de nouvelles compétences syndicales que parce qu’il conforte une posture de bonne volonté militante, aussi bien vis-à-vis des instances légitimes de l’institution que vis-à-vis de soi. Ces militants côtoient en effet dans les stages un public moins intégré mais disposé à admirer ceux qui le sont déjà.
- Le cas de Christian, un militant de la chimie rencontré à l’occasion du stage de formation au droit du travail, donne une idée de la participation aux stages comme occasion de grandissement de soi. Alors que nous discutons sur le chemin du déjeuner, il me fait part de ses ambitions militantes : il veut aller « plus loin, plus haut ». Il s’est investi depuis quelques mois dans sa fédération, où il est devenu responsable de la négociation collective dans sa branche. Célibataire et sans enfants, il se consacre à son travail et au syndicat et réside maintenant à Paris, bien qu’il travaille toujours dans le Pas-de-Calais. Au restaurant, il parle facilement, sinon avec fierté, de sa responsabilité fédérale et de son statut de Parisien. Ses comparses ne semblent pas réagir négativement à une attitude qui pourrait paraître contraire à la modestie attendue de la part d’un syndicaliste soucieux des autres. Son statut distingué se manifeste aussi par la liberté qu’il se donne d’avoir une idée, à l’approche du congrès confédéral, sur les successeurs possibles de Marc Blondel, débat qui semble aux autres participants plutôt hors de portée. Au moment du debriefing de fin de stage, en présence du secrétaire adjoint de l’UD, Christian se distingue en décernant de véritables éloges : « très très bien. Formidable. Parfait ! Maintenant on sait se servir d’un code du travail. » Tout se passe comme si Christian exprimait surtout ce qu’il suppose être les attentes des responsables (secrétaire d’UD et formatrice) qui incarnent à ses yeux l’institution, manifestant de la sorte sa bonne volonté militante.
Si les stagiaires se retrouvent dans les stages pour des raisons différentes, il pourrait en sortir un groupe militant plus homogène : c’est la fonction même de la formation. Ce serait oublier que le « style FO » repose sur la valorisation de la diversité.
Comme le précisait un formateur aux stagiaires : « On n’est pas là pour changer votre état d’esprit. » Si l’entre-soi militant constitue le terrain d’interactions contribuant à cristalliser des formes d’action et de pensée propres au « bon » syndicaliste, ces échanges se trouvent confinés dans des limites censées préserver la « liberté de penser » des militants. La diversité d’opinions, pensée comme une garantie du caractère non politique de l’organisation, est autant un axiome du discours syndical légitime qu’une possibilité toujours ouverte dans les interactions entre syndicalistes. Le cas du stage d’économie montre que cette hétérogénéité ne disparaît pas après le possible tri qu’opérerait le passage en formation « découverte ». L’hétérogénéité militante tend plutôt à se perpétuer, car elle est reconnue et valorisée par l’institution :
- Au deuxième jour du stage, le formateur relance l’idée lancée la veille : la réalisation d’une revue de presse, sans doute pour encourager les militants à considérer l’économie comme une dimension familière de leur quotidien. Valérie évoque la progression du CAC 40. Patrick évoque la hausse des actions Crédit agricole : il en possède et suit ça de près. Il parle vite pour expliquer les enjeux, paraît très fier de montrer qu’il s’y connaît. « C’est un jeu, ça me fait marrer », dit-il avec un sourire témoignant de son ravissement. Le formateur désapprouve gentiment, en lui disant qu’il vaut mieux ne pas jouer. Devant la réprobation de l’assemblée, Patrick se justifie en disant qu’il a un ami qui travaille à la banque. La discussion se poursuivant et Patrick évoquant à nouveau ses actions, un autre stagiaire, François, manifestement exaspéré, réagit à nouveau : « un syndicaliste qui boursicote ?! » Plus tard dans la journée, le formateur évoque Karl Marx : « Vous connaissez ? C’était une tronche. Il avait une formule : derrière le capital il y a la sueur du travailleur. » Patrick proteste, contrarié : « Oui et non ! Le patron qui a trimé toute sa vie… » François riposte : « Si ! c’est les travailleurs qui suent. Dès qu’il y a des salariés le patron veut leur prendre toujours plus. » Mais il se défend d’être communiste (il a évoqué, à un autre moment, Philippe de Villiers). « Les patrons eux ils travaillent pas, leurs fortunes ils les avaient au départ, c’était des aristocrates. » Patrick : « Tu sais mon père il est parti de très bas… » Un autre stagiaire : « Il y a le capitaliste et le syndicaliste ! » Le formateur essaie de calmer le jeu, s’adressant à Patrick : « Cette formule, c’est du temps de Karl Marx. C’est plus compliqué aujourd’hui. Bien sûr que le petit patron il travaille. C’est les gros, les multinationales qui font suer les travailleurs… » Cet échange reflète un numéro qui s’est rodé tout au long des trois jours : le formateur tend la perche, François la saisit, Patrick conteste, et le formateur tempère… À la fin du stage, un stagiaire, s’appuyant sur les réactions de François, résumera en direction du formateur l’effet de sa démonstration sur les fonds de pension : « Là tu nous as donné la haine de tous les boursicoteurs ! » Le formateur à Patrick : « Attention à toi ! » Patrick s’esclaffe et se protège derrière une affiche FO qu’il a récupérée pendant la pause, comme un talisman.
Pris entre les feux croisés du « révolutionnaire » et du « boursicoteur », le formateur désamorce les conflits potentiels sur le mode de l’humour, tout en mettant en scène une position de modérateur qui, au regard des excès qu’incarnent les deux stagiaires, permet de renforcer la caractère raisonnable du discours syndical.
En retour, cette valorisation d’un syndicalisme raisonnable peut cependant conduire certains militants à limiter la pertinence des analyses syndicales aux arènes militantes.
- Au dernier jour du stage d’économie, je me dirige en compagnie de Louise-Dominique vers le café-restaurant où nous prenons le déjeuner. Âgée d’une quarantaine d’années, elle est employée dans une entreprise de presse régionale et adhérente à FO depuis octobre 2001. Elle tient à son prénom composé. Auparavant, elle avait été membre du « syndicat indépendant ». Dans son entreprise, FO est minoritaire face à la CGT, à qui elle reproche de « tout faire pour les ouvriers » sans s’occuper des gens des bureaux. Elle cumule les fonctions syndicales : déléguée du personnel, déléguée syndicale, représentante syndicale au CE, membre du bureau de son syndicat national, administratrice prévoyance et élue dans une caisse de retraite. Titulaire d’un bac B, elle a suivi un DUT de gestion des entreprises et des administrations en formation continue. Mais elle me dit avoir horreur de la comptabilité : « Mon but c’était de devenir instit’. » Sur le mode de la confidence, elle me dit que la prestation du formateur est bien mais qu’elle est « politique » : « la Sécurité sociale, les services publics, tout ça c’est politique. » Elle ne ferait jamais une présentation comme ça devant les salariés de son entreprise. « En plus, les salariés aiment bien l’épargne salariale, ça leur fait des sous tout de suite. Et puis faut pas se le cacher, on peut pas dire des choses comme ça quand il y a les élections qui arrivent… »
La reconnaissance du décalage entre arènes militantes et professionnelles sonne souvent comme un regret dans la bouche des syndicalistes. Mais comme l’illustre cet exemple, elle peut également conforter les syndiqués qui n’auraient pas été convaincus par le discours confédéral de rester fidèles à leurs convictions premières. Dans la mesure où celui-ci conforte l’idée d’une stricte délimitation entre thèmes « syndicaux » et « politiques », il suffit à cette militante de déplacer la frontière pour ramener certains sujets abordés en stage au domaine des discussions illégitimes sur son lieu de travail.
En résumé, le fédéralisme et la distance à la politique ne doivent pas être interprétés, de manière univoque, comme des obstacles à la production d’un sentiment d’appartenance confédérale. Ils sont constitutifs d’un style de groupe qui entretient tout à la fois son morcellement interne et la solidité de ses frontières extérieures. Si les militants se sentent liés à leur confédération, s’ils revendiquent d’autant plus volontiers son « indépendance » et sa « démocratie », c’est justement parce qu’ils ne se sentent pas « obligés » vis-à-vis des points de vue critiques qui s’y expriment « librement ». L’entreprise confédérale de renforcement de l’identité interprofessionnelle, en s’appuyant sur la valorisation de cette singularité, a moins contribué à consolider la cohérence organisationnelle qu’à développer la scène confédérale comme une niche permettant de nouveaux types d’investissements militants. Certains militent à FO grâce au développement de ce nouveau cadre d’activité syndicale, qui rachète à leurs yeux les insuffisances locales. D’autres sont à FO malgré cette importance nouvelle accordée à l’interprofessionnel, le centre de gravité de leur pratique syndicale se situant sur le terrain professionnel.
Pour comprendre la capacité des stages à prendre sur les individus, autrement dit pour comprendre comment chaque agent peut, ou non, s’en approprier les leçons, c’est dès lors un autre travail sociologique qui s’impose : l’étude des combinatoires entre instances de socialisation (famille, école, syndicat de base, univers professionnel, autres engagements) propices à l’acceptation du « syndicalisme contestataire ». Les stages permettent ainsi à certains militants de s’insérer dans le cadre d’action confédéral en même temps qu’ils contribuent à entretenir l’hétérogénéité militante, car ils laissent aux individus la responsabilité subjective de leur évolution. Dans cette logique, la « pensée interpro » que dispensent les stages s’adresse moins aux syndicalistes qu’aux individus-citoyens. C’est d’ailleurs en ces termes que la permanente venue représenter l’UD à l’occasion du bilan du stage d’économie, devait conclure la réunion : « On ne vit pas qu’à son travail, on vit avec ses amis, avec ses parents. Vis-à-vis d’eux, on peut petit à petit distiller quelque chose, argumenter… contre la pensée unique. Il faut changer les mentalités. C’est aussi votre rôle. »
Cette configuration éclaire une contradiction à laquelle j’avais été confronté tout au long de mon travail de thèse : l’existence d’une scène confédérale très nettement orientée à gauche, où se mettaient en scène des postures radicales, et une réalité locale beaucoup plus contrastée et bien souvent modérée. L’étude de FO sous l’angle de son style d’organisation permet de comprendre que tous les syndicalistes n’investissent pas la scène confédérale, et que les militants se font plus volontiers idéologues dans les arènes confédérales que dans l’action syndicale routinière. Elle explique de même, au-delà de la formation syndicale, les conditions d’essor des pratiques manifestantes. Celles-ci se sont en effet surtout diffusées à partir d’un domaine distinct de l’action professionnelle, celui de la défense du paritarisme comme cadre de gestion du « salaire différé ». C’est par ce biais que la nouvelle équipe confédérale a pu socialiser les syndicalistes au registre protestataire sans empiéter sur le terrain des fédérations [48]. Elle a, ce faisant, confronté les syndicalistes à la possibilité d’un nouveau terrain de confrontation avec les autres organisations syndicales, celui de l’estime militante, tandis que la perpétuation d’une conscience de classe réduite au terrain économique marginalisait les militants FO dans l’espace des mouvements sociaux [49].
[1]Blondel (M.), « Les deux syndicalismes », FO Hebdo, 18 janvier 1989.
[2]Récemment, le Comité confédéral national du 10 octobre 2008 traçait encore la perspective d’une journée de grève générale interprofessionnelle pour répondre à la crise économique. C’est dans cette perspective que Jean-Claude Mailly, qui a succédé à M. Blondel en 2004, a promu la journée d’action intersyndicale du 29 janvier 2009 : « Quand l’heure est à la crise, la réponse et l’expression des travailleurs doivent être à la hauteur des attaques qui leur sont portées. » Mailly (J.-C.), « Le 29 janvier, il faut bloquer le pays », FO Hebdo, 24 décembre 2008.
[3]En 1993, Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT, était élue à la présidence de l’UNEDIC (Union nationale pour l’emploi dans l’industrie et le commerce), mettant fin à un accord qui, depuis les origines de l’assurance chômage, avait vu André Bergeron siéger à la tête de l’institution en alternance avec un représentant du patronat. En 1996, Jean-Marie Spaeth (CFDT) remplaçait Jean-Claude Mallet (FO) à la présidence de la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés.
[4]Que devait sévèrement condamner A. Bergeron (Je revendique le bon sens, Paris, Liana Levi, 1996, p. 47).
[5]Bergounioux (A.), Force Ouvrière, Paris, PUF, 1982.
[6]Pernot (J.-M.), Syndicats : lendemains de crise ?, Paris, Gallimard-Folio, 2005, p. 226-227.
[7]Eliasoph (N.), Lichterman (P.), « Culture in Interaction », American Journal of Sociology, 108 (4), 2003.
[8]Cet article combine des données tirées de ma thèse aux recherches menées dans le cadre d’un projet collectif sur la formation syndicale [http:// formasynd. net] : Yon (K.), Retour sur les rapports entre syndicalisme et politique : le cas de la CGT-FO. Éléments pour la sociologie d’un « monde de pensée », thèse pour le doctorat de science politique, Université Paris I, 2008.
[9]Dès le lendemain de sa victoire, Marc Blondel récusait ainsi l’idée que son élection ait pu découler d’un conflit d’orientations : « Il n’y a pas eu affrontement entre deux orientations différentes, mais entre deux formes de militantisme différentes sur les mêmes orientations. […] Nous ne sommes pas un parti politique. Ce n’est pas la victoire d’une majorité sur une minorité, ni d’un courant sur un autre. » Interview de Marc Blondel à Vendredi, hebdomadaire du Parti socialiste, 10 février 1989.
[10]Bourseiller (C.), Cet étrange Monsieur Blondel : enquête sur le syndicat Force ouvrière, Paris, Bartillat, 1997.
[11]Andolfatto (D.), Labbé (D.), Histoire des syndicats (1906-2006), Paris, Seuil, 2006, p. 336-338.
[12]Mouriaux (R.), Le syndicalisme en France depuis 1945, Paris, La Découverte, 2004, p. 109.
[13]J.-M. Pernot fait cette précision, mais avec pour seul éclairage celui de la « curiosité » ou de l’« étrange alliance » (Syndicats : lendemains de crise ?, op. cit., p. 225). Les affinités de certains responsables confédéraux avec la mouvance « lambertiste » sont réelles : Claude Jenet, qui fut secrétaire confédéral de 1980 à 2000, est aujourd’hui un des quatre secrétaires nationaux du Parti ouvrier indépendant qui a succédé au Parti des travailleurs. Je montre dans ma thèse que ces alliances trouvent leur intelligibilité en les resituant dans le cadre du milieu laïque.
[14]Clemens (É.), Minkoff (D.), « Beyond the Iron Law: Rethinking the Place of Organizations in Social Movement Research », in Snow (D.), Soule (S. A.), Kriesi (H.), eds, The Blackwell Companion to Social Movements, Oxford, Blackwell, 2004.
[15]J’ai souligné dans ma thèse le rôle accru des « généralistes syndicaux » : des militants marqués, dans le contexte des « années 68 », par des socialisations tout à la fois plus critiques, politiques et intellectuelles.
[16]Ainsi que l’exprime J.-C. Mailly : « Il n’y en a plus beaucoup qui croient à la classe ouvrière et à la lutte des classes. On a l’impression d’être des dinosaures quand on parle de ça, même la CGT c’est des formules qu’elle n’emploie plus » (entretien avec l’auteur, 20 février 2003).
[17]Bevort (A.), Labbé (D.), La CFDT. Organisation et audience depuis 1945, Paris, La Documentation française, 1992.
[18]La CGT-FO est créée en 1948, dans le contexte de guerre froide, à l’issue d’une scission de la CGT ; parallèlement, les enseignants optent pour l’autonomie de la FEN. Sur les premiers temps de FO, cf. Dreyfus (M.), Gautron (G.), Robert (J.-L.), dir., La naissance de Force ouvrière : autour de Robert Bothereau, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003. Sur le fonctionnement de la CGT et de la FEN, cf. Narritsens (A.), Frajerman (L.), « Fédéralisme et démocratie syndicale : l’exemple de la FEN et de la CGT », in Mouriaux (R.), Magniadas (J.), dir., Le syndicalisme au défi du 21e siècle, Paris, Syllepse, 2008.
[19]En réalité, de la CGT de Léon Jouhaux, telle qu’elle s’est organisée autour de la Première Guerre mondiale.
[20]Elias (N.), Qu’est-ce que la sociologie ?, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1991.
[21]L’appareil interprofessionnel de la CGT-FO est localement consolidé par les subventions des collectivités locales et les ressources des organismes paritaires. Parallèlement, syndicats et fédérations professionnelles peuvent s’appuyer sur des accords de financement conclus avec les entreprises. Sur la diversité des dispositifs légaux de financement des activités syndicales, cf. Hadas-Lebel (R.), Pour un dialogue social efficace et légitime : représentativité et financement des organisations professionnelles et syndicales, Rapport au Premier ministre, 2006, p. 56-78. Pour un aperçu des formes plus officieuses, cf. Lenglet (R.), Touly (J.-L.), Mongermont (C.), L’argent noir des syndicats, Paris, Fayard, 2008.
[22]Rapports 2007, p. 27.
[23]Entre la CE, le CCN, le bureau confédéral et les commissions de contrôle et des conflits, pas plus de 200 individus.
[24]Yon (K.), Retour sur les rapports entre syndicalisme et politique…, op. cit.
[25]Notes de terrain.
[26]Thévenot (L.), L’action au pluriel : sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte, 2006.
[27]B. Duriez et F. Sawicki soulignent l’importance du milieu de travail comme canal privilégié de l’adhésion syndicale, et le rôle décisif des sociabilités militantes dans la production progressive d’une frontière entre militants et adhérents que les prédispositions ne semblent pas au départ distinguer (Duriez (B.), Sawicki (F.), « Réseaux de sociabilité et adhésion syndicale. Le cas de la CFDT », Politix, 63, 2003).
[28]Strauss (A.), Miroirs et masques, Paris, Métailié, 1992, p. 164.
[29]Ibid., p. 165.
[30]Swidler (A.), Arditi (J.), « The New Sociology of Knowledge », Annual Review of Sociology, 20, 1994.
[31]Pour une synthèse en français de ces travaux de sociologie de l’action collective, souvent nord-américains, croisant l’interactionnisme symbolique, la sociologie cognitive et le pragmatisme, cf. Cefaï (D.), Pourquoi se mobilise-t-on ? Les théories de l’action collective, Paris, La Découverte, 2007.
[32]Not in my backyard.
[33]Eliasoph (N.), Avoiding Politics: How Americans Produce Apathy in Everyday Life, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
[34]Lichterman (P.), Elusive Togetherness: Church Groups Trying to Bridge America’s Divisions, Princeton, Princeton University Press, 2005.
[35]Notamment l’organisation d’une fête annuelle puis, faute de moyens, d’un meeting national.
[36]Ce souci est particulièrement visible dans FO Hebdo, qui entend rendre compte de « l’opinion publique ouvrière », selon une expression employée dans le rapport au congrès confédéral de 1996 : « Un journal ne peut pas plaire à tout le monde. D’ailleurs, tel n’est pas l’objectif de FO Hebdo qui n’a certes pas l’ambition de complaire aux membres des cercles dirigeants du pays » (Rapports 1996, p. 596). Cette revendication d’une parole dissensuelle, y compris sur des dossiers sociaux faisant débat au sein de la confédération, engendre régulièrement les critiques de représentants d’organisations confédérées reprochant au journal d’asséner des « leçons ».
[37]Ethuin (N.), Yon (K.), « Formateurs syndicaux à la CGT et à FO : entre “militantisme” et “professionnalisme” », communication au colloque de l’AFS, Les métiers de la formation : approches sociologiques, Créteil, 28-29 octobre 2008.
[38]Cet usage du sigle confédéral comme qualificatif est courant chez les militants.
[39]Eliasoph (N.), Lichterman (P.), « Culture in Interaction », art. cit. Les auteurs s’appuient sur leurs travaux respectifs : Lichterman (P.), The Search for Political Community: American Activists Reinventing Commitment, Cambridge, Cambridge University Press, 1996 ; Eliasoph (N.), Avoiding Politics…, op. cit.
[40]Rapports 2007, p. 276.
[41]Ethuin (N.), « De l’idéologisation de l’engagement communiste. Fragments d’une enquête sur les écoles du PCF (1970-1990) », Politix, 63, 2003.
[42]Ils définissent la société civile comme l’ensemble des cadres de vie publique ou potentiellement tels dans lesquels des individus s’investissent librement, hors des obligations immédiates de la famille, du travail ou du gouvernement (Eliasoph (N.), Lichterman (P.), « Culture in Interaction », art. cit.).
[43]Propos d’un militant tenus lors du stage « découverte » au sujet de l’exposé du formateur sur l’histoire du mouvement ouvrier (Lens, 11 décembre 2003).
[44]Cefaï (D.), Pourquoi se mobilise-t-on ?…, op. cit., p. 697.
[45]Hall (S.), « La redécouverte de l’“idéologie” : retour du refoulé dans les media studies », in Hall (S.), Identités et cultures. Politiques des cultural studies, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, p. 109.
[46]Notamment le récit de vie. Sous cet angle, je renvoie à un article qui restitue les effets de l’insertion dans les arènes confédérales sur une carrière militante : Yon (K.), « Engagement syndical et formes de socialisation à la politique : approche de la relation à la CGT-FO par une étude de cas », Les mondes du travail, 6, 2008.
[47]Yon (K.), « Engagement syndical et formes de socialisation à la politique… », art. cit.
[48]Yon (K.), Retour sur les rapports entre syndicalisme et politique…, op. cit.
[49]Yon (K.), « Un syndicalisme à l’écart des mouvements sociaux. Force ouvrière, entre contestation syndicale et légitimisme politique », ContreTemps, 19, 2007. Sur la notion d’espace des mouvements sociaux, cf. Mathieu (L.), « L’espace des mouvements sociaux », Politix, (20) 77, 2007.
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