mardi 3 juin 2025

Analyse du film "Point Break" (1991) d'un point de vue Syndicaliste Révolutionnaire

 


    Le film Point Break (1991), bien qu'étant une œuvre populaire centrée sur des braquages et le surf, peut être analysé sous l'angle du syndicalisme révolutionnaire. Ce cadre d'analyse permet de mettre en lumière les luttes contre l'exploitation économique, la solidarité collective et les tensions entre individualisme et organisation collective.



 

1. La critique de l'exploitation capitaliste

    Les banques comme symboles d'exploitation

    Dans une perspective syndicaliste révolutionnaire, les banques représentent les institutions centrales du capitalisme, responsables de l'accumulation de richesses au détriment des classes laborieuses. Les braquages commis par Bodhi et son groupe peuvent être interprétés comme une forme d'action directe visant à perturber ce système d'exploitation. En ciblant ces institutions, ils symbolisent une révolte contre les mécanismes financiers qui perpétuent les inégalités économiques.

    Cependant, contrairement à une action syndicaliste traditionnelle, les motivations de Bodhi et ses amis ne sont pas explicitement collectives ou orientées vers une transformation sociale plus large. Leur rébellion reste romantique et individualiste, manquant de la dimension organisée et stratégique propre au syndicalisme révolutionnaire.

    La redistribution partielle des richesses

    Un aspect intéressant du film est que Bodhi redistribue une partie de l'argent volé aux personnes dans le besoin. Cette pratique évoque les idéaux de justice sociale défendus par le syndicalisme révolutionnaire, qui vise à redistribuer les richesses accumulées par les élites économiques. Cependant, cette redistribution reste limitée et symbolique, sans véritable impact structurel. Elle reflète davantage une forme de charité individuelle qu'une stratégie collective pour transformer les relations économiques.


 

2. L'action directe et la résistance

    L'action directe comme méthode de lutte

    Le syndicalisme révolutionnaire privilégie l'action directe – des formes de résistance immédiate et non médiatisées par les institutions politiques – comme moyen de contester le pouvoir capitaliste. Les braquages de Bodhi peuvent être vus comme une forme d'action directe extrême, visant à perturber directement les rouages du système économique.

    Cependant, dans une perspective syndicaliste, ces actions posent plusieurs problèmes :

  • Elles sont menées par un petit groupe isolé, sans implication des masses populaires.
  • Elles ne s'inscrivent pas dans un cadre stratégique plus large visant à organiser les travailleurs et à construire une alternative au capitalisme.

   Ainsi, bien que les braquages expriment une révolte contre l'injustice économique, ils restent insuffisants pour provoquer un changement durable.

    La violence comme outil de libération

    Le recours à la violence par Bodhi et ses amis peut être comparé à certaines théories syndicalistes révolutionnaires qui justifient l'usage de la force pour renverser un système oppressif. Toutefois, le syndicalisme révolutionnaire met généralement l'accent sur la mobilisation collective des travailleurs plutôt que sur des actions violentes isolées. Les braquages de Bodhi, bien qu'ils sapent symboliquement le pouvoir des banques, ne constituent pas une véritable lutte de classe impliquant les masses exploitées.


 

3. Solidarité et communauté

    La solidarité dans les groupes marginaux

    Le groupe de Bodhi fonctionne comme une communauté marginale basée sur la solidarité et la loyauté mutuelle. Dans une perspective syndicaliste, cette cohésion sociale rappelle l'importance de la solidarité collective dans les luttes contre l'oppression. Les surfeurs partagent des expériences intenses, des valeurs communes et un rejet des normes capitalistes, ce qui renforce leur unité en tant que groupe.

    Cependant, cette solidarité reste confinée à un petit cercle d'individus et n'est pas étendue à un mouvement plus large incluant les travailleurs ou les classes opprimées. Le syndicalisme révolutionnaire insiste sur la nécessité d'élargir cette solidarité pour inclure toutes les victimes du système capitaliste, afin de créer une force capable de renverser ce système.

     Limites de la communauté fermée

    La marginalité volontaire de Bodhi et ses amis illustre une limite fréquemment observée dans les sous-cultures alternatives : bien qu'elles offrent des espaces de résistance, elles peinent souvent à articuler des solutions systémiques. Leur mode de vie, centré sur le surf et les sensations fortes, les isole du reste de la société et les empêche de mobiliser des forces plus larges pour défier le capitalisme.


 

4. Travail, aliénation et liberté

    Rejet du travail salarié

    Bodhi et ses amis rejettent explicitement le travail salarié, préférant vivre simplement et intensément plutôt que de se soumettre aux exigences du marché du travail. Ce rejet s'aligne avec les critiques syndicalistes révolutionnaires de l'exploitation capitaliste, qui voient dans le travail salarié une forme d'aliénation qui prive les individus de leur autonomie et de leur dignité.

    Cependant, leur manière de vivre reste individualiste et ne propose pas de modèle alternatif viable pour remplacer le système capitaliste. Le syndicalisme révolutionnaire, en revanche, cherche à organiser les travailleurs pour prendre collectivement le contrôle des moyens de production et établir une société sans exploitation.

    Quête de liberté authentique

    La recherche de liberté par Bodhi et ses amis peut être comprise comme une tentative de surmonter l'aliénation inhérente au capitalisme. Leur passion pour le surf et les expériences extrêmes représente une quête d'authenticité face à un monde dominé par le profit. Toutefois, cette quête reste centrée sur l'individu et ne prend pas en compte les conditions matérielles nécessaires pour libérer l'ensemble des travailleurs de l'exploitation et de l'oppression.


 

5. Johnny Utah : Entre conformisme et rébellion

    Complicité avec le système

    Johnny Utah incarne initialement le conformisme institutionnel, travaillant pour le FBI et protégeant les intérêts des élites économiques. Son rôle consiste à maintenir l'ordre capitaliste en arrêtant ceux qui menacent ce système. Cependant, son immersion dans le monde des surfeurs le confronte à une réalité différente et le pousse à remettre en question sa loyauté envers les institutions.

    Acte de désobéissance individuelle

    À la fin du film, Johnny choisit de laisser partir Bodhi, un geste qui peut être interprété comme une forme de désobéissance individuelle face au système. Cependant, cet acte reste isolé et ne s'inscrit pas dans une stratégie collective pour transformer la société. Dans une perspective syndicaliste révolutionnaire, une véritable transformation nécessiterait une mobilisation massive des travailleurs et des opprimés, plutôt qu'un acte individuel de rébellion.


 

6. La tragédie de l'individualisme

    Manque de mobilisation collective

    L'un des principaux enseignements de Point Break sous un angle syndicaliste révolutionnaire est la tragédie de l'individualisme. Bien que Bodhi et ses amis incarnent une révolte romantique contre le capitalisme, leur manque de mobilisation collective condamne leur lutte à l'échec. Leur mode de vie alternatif, bien que séduisant, reste incapable de s'attaquer aux structures profondes du système capitaliste.

    Le syndicalisme révolutionnaire insiste sur la nécessité d'une organisation collective des travailleurs pour renverser le capitalisme et établir une société juste. Sans cette organisation, les révoltes individuelles, aussi courageuses soient-elles, demeurent impuissantes face à la puissance des élites économiques.


 

Conclusion

    Sous un angle syndicaliste révolutionnaire, Point Break peut être lu comme une critique implicite du capitalisme et de ses effets aliénants sur les individus et la société. Les personnages incarnent différentes réponses à cette aliénation : Johnny Utah représente l'individu pris dans les rouages du système, tandis que Bodhi et ses amis incarnent une forme de rébellion romantique mais limitée.

    Bien que le film mette en lumière les aspirations à la liberté et à la justice, il montre également les limites des révoltes individualistes face à un système aussi puissant que le capitalisme. Une véritable transformation sociale nécessiterait une mobilisation collective des travailleurs et des opprimés, organisée autour d'une vision claire pour renverser les structures d'exploitation.

    À travers son intrigue captivante et ses personnages complexes, Point Break offre une réflexion intéressante sur les luttes contre l'exploitation économique et la quête de liberté. Cependant, il souligne également la nécessité d'une action collective et organisée pour provoquer un changement durable dans la société.

samedi 31 mai 2025

Karel YON - Projet El Khomry: de la "démocratie sociale" à la domestication syndicale (2016)

 


Projet El Khomri :

de la « démocratie sociale »

à la domestication syndicale 

par Karel YON

 

    On a surtout critiqué le projet El Khomri pour ses effets sur les conditions de travail et les rémunérations. C’est sous l’angle du coup de grâce aux 35 heures et de la dégradation de la condition salariale qu’on a dénoncé l’inversion de la hiérarchie des normes sociales. Mais on a moins prêté attention à l’ensemble des procédures qui rendent ces remises en cause possibles et encore moins au type de syndicalisme que ces règles présupposent. Or, c’est littéralement un changement de nature du syndicalisme que précipiterait l’adoption de cette réforme.  

 

    Myriam El Khomri l’a dit dans son premier discours présentant officiellement son projet de réforme du Code du travail, en février 2016 : « le gouvernement cherche à renforcer les syndicats en leur donnant plus de moyens, en améliorant leur formation, en valorisant l’engagement. » 1 Depuis que Nicolas Sarkozy a osé intituler une tribune dans Le Monde « Pour des syndicats forts » 2, on peut se permettre de douter de la validité de telles déclarations d’intention. Elles contiennent pourtant une part de vérité. Les réformes engagées depuis plusieurs années dans le domaine des relations de travail entendent bien, d’une certaine manière, renforcer les syndicats… à la condition que ceux-ci acceptent de devenir des auxiliaires de la gestion néolibérale des entreprises. 

Mettre les syndicats au service du « dialogue social » plutôt que des salariés 

    Dans le projet de réforme du Code du travail, les syndicats ne sont reconnus que lorsqu’ils concourent au « dialogue social ». Les seuls moyens nouveaux qui leur sont donnés portent sur les mandats de négociation : délégués syndicaux, délégués syndicaux centraux et salariés participant à la négociation, dont les crédits d’heures seraient augmentés de 20 %. Il s’agit du maigre lot de consolation accordé en échange de l’importance nouvelle donnée à la négociation d’entreprise. Rien pour les délégués des syndicats non représentatifs (RSS), qui ne participent pas à la négociation. Pas question d’attribuer à tous les salariés un droit à l’information syndicale, comme il existe dans la fonction publique, qui permettrait aux représentants syndicaux de les associer plus étroitement au mandat syndical. Les syndicats ne comptent que dans la mesure où ils contribuent à la négociation. 

    C’est littéralement ce que confirme la nouvelle formule de calcul des accords d’entreprise. Depuis 2008, pour qu’un accord soit valide, il doit être signé par des syndicats représentatifs ayant recueilli au moins 30 % des suffrages exprimés aux élections professionnelles. Le projet relève à 50 % le seuil de validation des accords, mais en modifiant le décompte qui est désormais basé sur les suffrages recueillis par les seules organisations représentatives 3. En d’autres termes, les voix des salariés qui se sont portées sur des organisations ayant obtenu moins de 10 % des suffrages sont maintenant totalement ignorées.

    Si, de surcroît, les syndicats ont la signature facile, ils auront droit à un bonus supplémentaire. Dans les cas où ils seraient minoritaires parmi les organisations représentatives, une consultation leur permettra d’enrôler les salariés pour légitimer leurs arrangements avec l’employeur. C’est dans ce cadre qu’il faut situer le recours au référendum d’entreprise et non dans une soi-disant promotion de la « démocratie participative » agitée par la ministre : « Au moment où la démocratie participative se développe dans notre pays, il me semble étrange d’estimer que consulter les salariés, sur l’initiative des seules organisations syndicales, sur leurs conditions de vie au travail et les choix qui les concernent directement, serait une régression. »4 

    Comme d’autres l’ont déjà rappelé 5, la parole des salariés n’est sollicitée que pour faire sauter le verrou d’une opposition syndicale. La négociation du protocole organisant la consultation exclut d’ailleurs les syndicats opposés à l’accord, laissant aux seuls syndicats signataires le soin, avec le patron, de créer les conditions les plus propices à la réussite du referendum. Le texte crée par ailleurs la possibilité d’une « formation des acteurs de la négociation collective », commune aux syndicalistes et aux employeurs. Cette disposition n’a pas suscité grande attention. Outre le fait qu’elle siphonnerait le budget de la formation syndicale, elle rompt pourtant avec un principe essentiel, celui de l’autonomie des organisations syndicales dans la conduite de leurs formations.

    Depuis la reconnaissance du droit à l’éducation ouvrière dans les années 1950, la formation syndicale des salariés est assurée par les confédérations, soit directement par leurs organismes dédiés, soit indirectement via les instituts du travail où les syndicats sont représentés. C’est ce qui permet à la formation, quand les syndicats le décident, d’être le véhicule d’une certaine conscience de classe et de sensibiliser les militants à aborder les dossiers de manière politique, sans s’en tenir à la définition patronale ou technocratique des problèmes 6.

    Cette autonomie de pensée est essentielle, par exemple pour définir des stratégies de négociation, coordonner l’action des élus du personnel ou ne pas rester prisonnier d’approches individualisantes de la « souffrance au travail ». Au moment de l’institution d’une formation spécifique pour les élus des CE et des CHSCT, au début des années 1980, les syndicats s’étaient opposés, sans succès, à ce que ces formations puissent être assurées par des organismes privés, de peur qu’en profitent des structures inféodées au patronat 7.

    Le projet élargirait la brèche avec ces formations auxquelles les employeurs sont directement associés. Et nul doute que les acteurs de l’enseignement supérieur, incités par les politiques néolibérales d’autonomie à identifier de nouvelles sources de profit sur le « marché de l’éducation », seraient prompts à s’y engouffrer. Ce n’est pas un hasard si l’on a vu fleurir ces dernières années, notamment dans plusieurs Instituts d’études politiques ou à l’Université Paris-Dauphine, des formations aux relations sociales associant dirigeants d’entreprise et syndicaux. 

Faire de la négociation collective un instrument de la gestion néolibérale 

    Cette proposition de formation commune au « dialogue social » avait à l’origine été avancée dans le rapport Combrexelle, remis au Premier ministre en septembre 2015. Il vaut la peine de s’attarder un peu sur la prose de celui qui fut à la tête de l’administration du travail pendant treize ans, car ses idées inspirent largement le projet El Khomri. L’ancien Directeur général du travail avance comme proposition n°1 de son rapport d’« élaborer une pédagogie de la négociation collective démontrant le caractère rationnel et nécessaire de celle-ci dans un contexte concurrentiel et de crise économique » 8.

    Mais tous les syndicalistes ont toujours su négocier et passer des compromis. Ses préconisations visent en réalité autre chose, une véritable « révolution culturelle » comme il l’écrit : « La question de fond est posée aux organisations syndicales : considèrent-elles que, par nature, la négociation collective est un instrument distributif d’augmentation des salaires, de réduction du temps de travail, d’amélioration des conditions de travail ? ou admettent-elles qu’elle peut être aussi un instrument adapté dans un contexte de crise économique et sociale ? »

      L’analyse que l’économiste Thomas Breda a consacrée au rapport Combrexelle démonte avec efficacité deux arguments qui ont été repris pour justifier le projet El Khomri 10. Contrairement à ce qui est répété à longueur de temps, la réforme ne simplifierait ni n’allégerait le Code du travail, elle conduirait au contraire à sa complexification et à son dédoublement, sous la forme d’un droit contractuel propre à chaque entreprise et d’un droit réglementaire supplétif pour toutes les entreprises dépourvues de négociations. Le deuxième argument selon lequel l’élargissement du champ de la négociation d’entreprise permettrait à celle-ci de s’épanouir est tout aussi fallacieux : après plus de trente ans d’efforts en ce sens, on ne dénombre que 35 000 accords signés chaque année pour 350 000 entreprises et établissements potentiellement concernés.

    L’analyse de T. Breda omet cependant de souligner cet enjeu pourtant explicite du rapport Combrexelle, auquel répond fidèlement le projet El Khomri : faire en sorte que la négociation ne soit plus rien d’autre qu’un outil de gestion des entreprises, dans l’esprit de l’analyse économique du droit et des réflexions du juriste Jacques Barthélémy, auquel le rapport rend hommage. C’est pourquoi la valorisation du dialogue social va de pair avec la promotion de la négociation d’entreprise. L’objectif est d’amener les syndicats à accepter que la négociation ne soit plus « un outil essentiellement tourné vers la distribution du surplus », mais un moyen d’accompagner la stratégie des entreprises 11. L’enjeu est, derrière un éloge de la négociation en général, de conduire les syndicats à accepter la négociation de concession.

    C’est à cela et à rien d’autre que sert le dynamitage du principe de faveur, tout comme l’extension des anciens « accords de maintien dans l’emploi ». De même, contrairement à l’argument qui a pu être avancé selon lequel la négociation d’entreprise permettait d’organiser le dialogue social « au plus près des réalités du terrain », plusieurs dispositions du projet montrent qu’il s’agit avant tout de l’organiser au plus près des intérêts de l’employeur. Le texte prévoit ainsi qu’un accord de groupe puisse se substituer aux accords d’entreprise situés dans son périmètre, et un accord d’entreprise aux accords d’établissement. C’est un moyen donné aux employeurs de choisir le cadre de négociation qui leur est le plus favorable. Et c’est sans doute un encouragement supplémentaire à la centralisation de la négociation avec des représentants syndicaux appelés à devenir des professionnels de la négociation coupés des salariés des établissements. 

Un changement de régime syndical 

    Le projet El Khomri s’inscrit dans la continuité d’un ensemble de réformes qui tendent à subordonner le syndicalisme à la logique d’entreprise. La loi d’août 2008 « portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail » a constitué une étape majeure dans ce processus, avec la décision de faire dépendre la représentativité syndicale, pour l’essentiel, des élections aux comités d’entreprise. On a pointé ailleurs les ambiguïtés qui ont rendu possible cette réforme : alors que certains y voyaient un moyen de revitaliser l’action syndicale et de contrôler, sinon contenir, la négociation d’entreprise, elle a surtout contribué à conforter celle-ci en lui apportant le gage démocratique du vote des salariés 12. Le projet El Khomri parachève ce mouvement en systématisant la neutralisation du principe de faveur : c’est bien désormais dans les entreprises que se décideront les règles décisives. Il nous rapproche des modèles de relations professionnelles à l’anglo-saxonne, où l’essentiel des garanties collectives se négocie à ce niveau.

    Imitant un peu plus ce modèle anglo-saxon, il prévoit en outre que les accords d’entreprise aient par défaut une durée limitée de cinq ans. Périodiquement, les garanties collectives cesseraient de s’appliquer, forçant les syndicats à devoir tout renégocier. 

    C’est un véritable changement de régime qui est en jeu. Certains syndicalistes y voient un grandissement de leur mission. Le rôle qu’ils seraient appelés à jouer est beaucoup plus important, c’est incontestable. Mais il sera aussi très différent. La négociation collective, dans sa logique de pérennisation des acquis et d’empilement au plus favorable des garanties collectives, visait à réduire les incertitudes du marché capitaliste pour les salariés, voire même à le dépasser. Dans ce nouveau régime rythmé par la négociation d’entreprise à durée déterminée, il s’agira de contraindre les syndicalistes et, par leur intermédiaire, tous les salariés, à intérioriser comme une donnée indépassable les incertitudes du marché, la possibilité toujours ouverte de nouvelles concessions 13 

    A contrario, les décisions de gestion de l’employeur, tels les licenciements, seront mieux protégées. Ainsi les incertitudes ne seront-elles pas aussi fortes pour tout le monde. Le texte ne s’intitule-t-il pas « projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs » ? Là encore, il faut trouver la part de vérité dans la géniale ambiguïté de cette formule où libertés et protections semblent indistinctement promises aux entreprises et aux actifs, tandis que patrons et salariés ont disparu. Si le texte est adopté, peut-être verra-t-on dans la foulée surgir, comme une « protection » supplémentaire, des « clauses de paix sociale » interdisant tout recours à la grève pendant la durée de validité du contrat collectif ? Ces dispositions avaient été généralisées dans les entreprises étatsuniennes au cours de la Seconde guerre mondiale. En ces temps de mobilisation générale pour la « compétitivité », on voit bien des « réformistes » se rallier au patriotisme économique et confondre les intérêts des salariés avec ceux de leurs patrons. Il ne leur resterait qu’un petit pas de plus à franchir pour défendre de telles propositions. 

 

Notes 

1 « Discours de Myriam El Khomri lors de la commission nationale de la négociation collective », 24 février 2016, en ligne sur le site du Ministère du travail. 

2 Le Monde, 18 avril 2008. 

3 Cette règle était déjà en vigueur pour les accords de branche et les accords nationaux interprofessionnels.

4 Discours déjà cité. 

5 Voir par exemple la contribution de Guillaume Gourgues et Jessica Sainty sur le site Terrains de luttes : « Le referendum d’entreprise, une arme patronale contre la négociation collective ? », 27 janvier 2016 ; et la tribune des animateurs du CLIC-P dans l’Humanité : « La démocratie, les syndicats, et les droits des salariés », 2 mars 2016. 

6 Nathalie Ethuin, Karel Yon (dir.), La Fabrique du sens syndical. La formation des représentants des salariés en France (1945-2010), Bellecombe-en-Bauges, Croquant, 2014. 

7 Paula Cristofalo, « Une formation sans syndicats pour les élus d’entreprise ? La progressive constitution d’un marché de la formation pour les IRP », in La Fabrique du sens syndical, op. cit. 

8 Jean-Denis Combrexelle, La négociation collective, le travail et l’emploi, Rapport au Premier ministre, septembre 2015, p. 51. 

9 Ibid., p. 39. 

10 Thomas Breda, « La réforme du code du travail », La Vie des idées (en ligne), 26 janvier 2016. 

11 Jean-Denis Combrexelle, La négociation collective, le travail et l’emploi, op. cit., p. 51. 

12 Sophie Béroud, Karel Yon, « Mieux distinguer le droit syndical et le droit de la négociation collective », Syndicollectif (en ligne), 8 décembre 2013. 

13 http://www.bastamag.net/Ce-qui-se-passe-dans-le-monde-du-travail-est-une-des-causes- importantes-de-la#nh2 

 

Extrait de  Terrains de luttes, 11 avril 2016

vendredi 30 mai 2025

Karel YON - Un syndicalisme à l’écart des mouvements sociaux (2007)

 


 Un syndicalisme à l’écart des mouvements sociaux.

Force ouvrière, entre contestation syndicale et légitimisme politique.

par Karel YON

 

    Lilian Mathieu a récemment proposé la notion d’« espace des mouvements sociaux » pour rendre compte de l’affirmation progressive d’un univers militant distinct du champ partisan 1, tout en insistant sur la nécessité de réfléchir plus avant à l’articulation entre cet espace et le champ syndical. Si l’espace des mouvements sociaux constitue « un univers de pratique et de sens relativement autonome à l’intérieur du monde social »2, il convient dès lors d’étudier sous quelles conditions des syndicalistes peuvent s’inscrire dans cet espace. Ce texte se propose de le faire à partir du cas de Force ouvrière, en prenant comme point de départ le récit de vie d’un militant recueilli dans le cadre d’une enquête de terrain 3.
 

    Le profil de Damien semble assez représentatif des militants syndicaux que l’on pourrait situer du côté de l’espace des mouvements sociaux. À 35 ans, il est secrétaire du syndicat des fonctionnaires territoriaux de sa commune, une petite ville minière dans laquelle il travaille depuis le début des années 1990. Il a rejoint FO peu de temps après, tout en s’investissant dans de multiples causes : après avoir été adhérent du MJS, puis militant au PS, il a rejoint la LCR. Il a été responsable d’une association d’éducation populaire, est adhérent de Ras l’Front. Il a été tenté par l’humanitaire, a soutenu Act Up, soutient encore une association de défense de la condition animale, et place ses engagements, y compris le choix de FO (en comparaison avec la CGT, à laquelle il a failli adhérer), sous le signe de l’action protestataire : « je suis assez friand des associations qui luttent vraiment quoi. […] On le voit sur les grands mouvements nationaux, les grèves de 2003, les grèves de 95 […]. FO, je dirai pas qu’ils sont parfaits parfaits, mais ils sont quand même un peu plus virulents, ils gardent quand même leur indépendance d’esprit, d’action, plus que la CGT quand même. Parce que la CGT ils sont vraiment en hibernation quand y a la gauche au pouvoir. »
 

    Dans son discours, les différentes sphères de son existence sociale (professionnelle, syndicale, politique, amicale…) sont étroitement imbriquées, l’identité de militant donnant leur unité à l’ensemble de ces expériences sociales. Ses fréquentations sont d’abord militantes : « je n’ai quasiment que des copains qui partagent mes opinions [rire …]. Ce qui nous vaut aussi des fois des soirées, moi j’apprécie ça énormément, des soirées sur la politique… D’ailleurs nos femmes nous freinent régulièrement ».

    Le fait qu’il ne soit pas permanent syndical, et le type d’activité professionnelle qu’il exerce lui permettent de vivre son métier en militant : « je fais des formations Bafa, je suis formateur d’animateurs, donc je leur dis, si vous venez pas à l’animation, comme un militant à part entière, vous n’y resterez pas et vous allez vous écœurer, vous allez passer un mauvais moment quoi. […] Moi je fais mon boulot par militantisme. » Son engagement à FO prend dès lors un sens qui dépasse l’activité syndicale immédiate : « même si on va négocier des salaires, tout ça, ça c’est anecdotique, c’est pas le but premier du syndicat, c’est pas ça quoi. […] Moi je dis souvent à mes camarades c’est qu’on a une philosophie de la vie ».
     

    Il se trouve cependant que Damien est à la fois très représentatif du milieu sociopolitique dans lequel s’inscrit FO, et assez atypique. Son habitus personnel rend bien compte des transformations sociales qui ont permis la formulation de la notion d’espace des mouvements sociaux ; la pertinence de ce concept tient à la perte d’évidence d’un terme qui a longtemps servi de point d’ancrage cognitif pour penser le militantisme : le mouvement ouvrier 4. Damien a en effet baigné dans ce milieu : « j’ai toujours vécu dans un milieu familial très engagé, très sûr de ses convictions qui sont des convictions socialistes, lointaines puisque ça remonte à la SFIO […] Mon père il fait sa généalogie, et apparemment, vraiment le militantisme c’est ancré de longue date. On a eu un maire-député… oui vraiment la totale quoi. Et toujours dans le monde ouvrier […]. Et mineurs, toujours mineurs. […] Depuis 1860 on est dans le secteur. Et ça s’est arrêté à mon grand-père, qui avait été clair avec mon père, qui avait dit, si jamais tu descends, ne serait-ce que d’un mètre à la mine, tu te prends une raclée ».

    De par sa socialisation familiale, Damien mobilise une grille de lecture « classiste », qui articule sentiment d’appartenance à la classe ouvrière et positionnement politique à gauche 5. Dans ce modèle, les identités sociale, syndicale et politique sont vécues subjectivement comme congruentes. Pour autant, sa trajectoire sociale rend impossible une identification totale à la figure du militant ouvrier : si une partie de sa famille reste ancrée dans cette « culture populaire de chez populaire », il reconnaît avoir hérité de ses parents « un statut de classe moyenne ». Son père « a effectivement fait des études un peu plus que les autres », est devenu enseignant, puis technicien-chimiste, pour finir « quand même gradé, une belle carrière ». Sa mère, fille d’un brigadier-chef, était formatrice. L’intensité de son engagement, et sa forte teneur « altruiste », parallèlement à un parcours scolaire médiocre (il quitte le lycée à 21 ans, sans aucun diplôme, contrairement à ses frères qui ne sont pas militants) peuvent dès lors être compris comme un moyen de résoudre cette contradiction, le militantisme offrant à sa « bonne volonté culturelle » un domaine d’investissement alternatif à l’école, synonyme de trahison sociale 6 : « je suis pas très très scolaire, ce qui ne m’a jamais empêché par exemple, s’agissant de tout ce qui est politique, de tout ce qui est géographique, de tout ce qui est historique, d’être au taquet quoi, parce que, comme c’était une passion, ben j’ai toujours énormément lu, tout mouflet […]. Je me plaisais à ça, surtout pas être pris comme un bon élève… Et c’est marrant parce que, quand j’imaginais mon avenir professionnel, je me voyais surtout pas comme cadre, mais absolument comme ouvrier, et ouvrier bas d’échelle quoi. C’était pour moi le but ultime à atteindre, de vivre dans le monde ouvrier, et de vivre la galère du monde ouvrier… Parce que pour moi si tu veux, ça drainait toute une série de valeurs ».

    Sa rupture avec le PS, pour rejoindre une organisation politique moins insérée dans le jeu institutionnel et dont les militants sont reconnus pour leur rôle dans les mouvements sociaux, illustre par ailleurs l’idée d’un univers militant s’affirmant dans la prise de distance à l’égard du monde politique « traditionnel ». Ainsi, il dit au sujet du PS : « y a aucune prise en compte des aspirations réelles de la population… ils s’en foutent complètement, c’est un parti d’élus, qui ne cherchent qu’une seule chose c’est à se faire réélire avant toute chose. […] Nos petits monarques… sont grassement rétribués hein. » 

    Cependant, tant le modèle du militant ouvrier que celui du « syndicaliste de mouvement social »7 sont marginaux au sein de FO. Si Damien a hérité du « classisme » de son père, c’est d’abord parce que celui- ci était militant à la CFDT, « la CFDT d’Edmond Maire ! [rire] Pas de Nicole Notat, ni de son successeur Chérèque ». Les transformations conjuguées des champs syndical et partisan expliquent que Damien puisse épanouir des dispositions « rebelles » au sein de FO, puis de la LCR, alors qu’il les a héritées d’un père qui les avait cultivées conjointement à la CFDT et au PS, à une époque où l’engagement dans ces organisations se faisait volontiers « virulent » : « il me raconte des fermetures d’usine de force, […] les grèves c’était souvent aussi des bagarres avec les jeunes, avec ceux qui trahissaient les ouvriers pour aller aider le patron, bon c’était aussi ça et c’était régulier… » Comme l’indique O. Fillieule, « les modifications de l’image publique d’un mouvement et de ses stratégies peuvent contribuer au cours du temps à bouleverser l’identité du collectif par la superposition de différentes ‘générations’ de militants dont les propriétés et les raisons d’agir peuvent avoir varié. »8  

    Damien appartient à une génération dont le premier contact avec FO est celui du mouvement social de 1995 : si cette date est un moment-clé du renouveau de la conflictualité sociale, elle l’est aussi de l’irruption de FO dans l’espace des mouvements sociaux. La poignée de main entre Marc Blondel, secrétaire général de FO à l’époque, et son homologue de la CGT, Louis Viannet, symbolisa l’alliance nouvelle qui fut considérée comme déterminante pour la mobilisation. Cet épisode rendit visible aux yeux de tous, dans et hors de l’organisation – et non sans crises au sein de celle-ci – une évolution, engagée depuis les années 1980, du répertoire d’action et de la stratégie portés par la confédération, marquée par une réévaluation du recours à la conflictualité sociale et l’acceptation de mobilisations communes avec la CGT. 

    C’est encore ce qu’exprime Damien : « j’ai rien contre la CGT […]. Tout comme j’ai pas l’animosité que mon père avait contre le PCF. […] Et je suis même de ceux qui défendent un rapprochement CGT-FO. Parce que je considère que, à la fois ça a une logique historique, et ça a une logique dans les faits quoi. Qui c’est qui défend le bifteck actuellement, depuis maintenant dix ans, si ce n’est FO et la CGT quoi ! C’est les deux seuls qui s’opposent encore. » Pour autant, la plupart des responsables syndicaux FO, et en premier lieu ceux qui ont opéré ce changement de stratégie, ne sont pas de cette génération. Ils récusent explicitement l’idée d’un syndicalisme qui se projetterait dans un espace militant plus large. Damien l’a appris à ses dépens quand, dans la presse locale, une interview le présentant comme syndicaliste et militant LCR lui valut de sévères réprimandes : « ça a pas plu non plus à FO hein. J’ai eu, ici ils ont reçu un fax, avec l’article de presse, un de nos camarades courageux, qui avait écrit, ouais faut pas s’étonner que FO soit entourée de rouges, bravo à nos camarades… »

    La plupart des militants FO ont intériorisé et perpétuent, dans leur pratique syndicale, une vision du monde social qui fait de l’univers syndical un monde dont la logique doit être clairement distinguée des univers connexes de militantisme, qu’il s’agisse du champ politique ou des divers secteurs associatifs. Ils respectent en cela la délimitation fixée par l’autorité politique, depuis 1884, au domaine légitime de l’action syndicale 9 . C’est à ce titre, par exemple, que les dirigeants de la CGT-FO ont toujours refusé de participer aux manifestations « carnaval » de 1er mai, ou que l’investissement de FO dans des cadres de mobilisation dépassant l’alliance intersyndicale est rarissime. Cette posture est également visible dans la façon dont les militants FO récusent toute projection des principes de division du monde politique, et en premier lieu le clivage gauche-droite, sur leur pratique syndicale. La définition légitime du « bon » syndicaliste passe, à FO, par le refus de la « confusion des genres », particulièrement dans le rejet de la « politisation » du syndicalisme. 

    Si cette posture peut paraître relativement originale dans l’univers militant, elle renvoie pourtant à la façon ordinaire de se repérer dans un monde social complexe, constitué d’une multitude d’ordres d’activité ou « champs sociaux », tous dotés de leur logique propre. C’est ce que rappelle J. Lagroye dans un article sur les processus de politisation : « ‘mélanger les genres’ […], contester en pratique la pertinence et la légitimité des séparations instituées et constamment consolidées, […] c’est – d’un même mouvement – dire la vérité des relations sociales qui ne se laissent jamais enfermer dans les dispositifs et les logiques d’un seul champ constitué, et remettre en cause une architecture des rapports sociaux à laquelle les êtres humains sont attachés et dans laquelle ils ont appris à se repérer et à vivre. La violence de cette transgression […] tient à ce qu’elle compromet la réussite des entreprises les plus ordinaires. »10  

    Qu’on soit politiste, militant des mouvements sociaux ou lecteur de ContreTemps, l’ordinaire intellectuel tient souvent de l’affranchissement vis-à-vis de ces frontières symboliques, qu’il s’agisse d’étudier les interdépendances entre associations, syndicats et partis, de rassembler les luttes des sans-papiers, des étudiants contre le CPE et des salariés de MacDo sous l’emblème commun de la lutte contre la précarité, ou de souligner les enjeux politiques des questions les plus ordinaires. Cette habitude n’est cependant pas donnée à chacun. S’il existe des conditions sociales disposant à la critique des catégories légitimes pour penser et agir dans le monde, inversement, la résistance à ces entreprises de transgression trouve aussi son explication dans des conditions sociales particulières. C’est en partant de ce constat que j’ai posé l’hypothèse, au principe de l’agrégation, au sein de FO, de salariés aux origines sociales diverses, de la valorisation syndicale d’une sorte d’ethos légitimiste.

    À la différence de Damien, la plupart des syndicalistes rencontrés au cours de mes recherches semblent en effet avoir connu une socialisation familiale proposant une organisation symbolique du monde fondée sur la reconnaissance de l’ordre politique légitime. Ce légitimisme politique peut être revendiqué et valorisé dans le cas de familles politisées, plutôt gaullistes ou socialistes, marquées par l’idéologie méritocratique et le culte de la République. Il peut aussi relever de l’évidence non questionnée, chez ceux ayant connu une forte éducation catholique, des parents plutôt à droite et/ou bannissant les discussions politiques en famille. 

    Partant de la définition commune de ce qui est politique et de ce qui ne l’est pas, cette socialisation reprend à son compte la division légitime du travail politique, confinant l’expression politique des profanes au cadre privé de l’isoloir, confiant la manipulation des biens politiques à des professionnels élus, et impliquant en retour l’évidence de la nature fondamentalement non politique de l’activité syndicale. Cet ethos est dès lors relativement peu sensible aux préférences gauche-droite, puisqu’il repose plus sur la valorisation d’une forme d’expression des préférences politiques (ou plutôt de confinement de cette expression) que sur la valorisation de préférences spécifiées. Ce patrimoine commun, combinant allégeance et retrait face à l’ordre politique, explique que puissent coexister dans la même organisation des agents aux propriétés sociales parfois antagoniques, des catholiques les plus pratiquants aux militants laïcs et anticléricaux les plus fervents. Ce type de socialisation, qui conforte les frontières symboliques entre les ordres d’activité, se repère aussi chez des militants qui, dans l’espace des prises de position politiques, se positionneraient le plus à gauche. Ainsi de nombre de militants du Parti des Travailleurs, farouches défenseurs de la « démocratie de délégation », tel ce syndicaliste enseignant. S’il prolonge la voie professionnelle choisie depuis deux générations du côté maternel, celle d’instituteurs laïcs, plutôt à gauche mais sans engagements formels, il a connu par son père, sympathisant gaulliste et « quasi-médecin » (sa carrière médicale a été contrariée par la seconde guerre mondiale) un milieu plus conservateur. Il confesse une « crise mystique », qui s’est traduite par un bref passage à la Jeunesse Étudiante Chrétienne, avant de s’engager à l’UNEF et à l’AJS à la fin des années 1960, au moment d’un mai étudiant qu’il qualifie de « grand happening ». Dissociant les valeurs engagées dans son militantisme de celles mobilisées dans son travail, il justifie son engagement syndical par la défense d’intérêts professionnels, sans pour autant l’indexer à une pratique professionnelle : « le syndicalisme, tel que le conçoit la confédération Force ouvrière, on dit toujours ‘on a pas de projet de société mais on défend la démocratie’. Je pourrais dire que la conclusion dans le domaine du syndicalisme enseignant, c’est on a pas de projet d’école, mais on défend l’école laïque. C’est vrai que l’indépendance syndicale par rapport aux partis, par rapport aux Églises, c’est aussi par rapport aux sectes, aux philosophies, aux conceptions pédagogiques. […] Si y en a qui veulent travailler en équipe, ils travaillent en équipe, si y en a qui veulent pas travailler en équipe… »

    J’avais souligné dans un travail précédent la spécificité des militants « lambertistes » dans le milieu post-soixante-huitard de l’extrême gauche étudiante, en insistant sur leur attachement à la « normalité » et leur rejet culturel du gauchisme 11. L’exemple de FO permet d’élargir la focale sur les ressorts sociaux d’une telle posture. L’intériorisation d’une représentation légitimiste du monde social peut également orienter les formes de sa contestation légitime, la logique des champs offrant des points de repères cognitifs qui entretiennent l’évidence des seules identités professionnelle-syndicale et politique-partisane comme identités publiques pertinentes. En retour, elle rend difficilement pensables des identités ou des questions transversales aux découpages légitimes de l’ordre social et politique, telles que le genre, la sexualité ou la « race ». 

    L’exemple de FO montre que des militantismes « modérés » peuvent parfois surgir des ruptures décisives. Les ressorts de cette évolution tiennent autant aux luttes politiques internes à l’organisation qu’à l’épuisement des promesses d’ascension sociale que le syndicalisme « constructif » pouvait offrir aux petits employés et fonctionnaires qui peuplaient ses rangs. L’idée d’un ethos légitimiste permet de souligner le fait que la sociologie de l’action collective s’est a contrario longtemps appuyée sur le présupposé d’un militantisme en rupture, ce qui explique la faiblesse des travaux sur le militantisme à droite, les groupes de pression… ou les syndicats se voulant « réformistes ». Il me semble dès lors plus juste de réserver la notion d’espace des mouvement sociaux à un usage restreint, pour désigner l’émergence d’un phénomène spécifique, une sorte de « gauche mouvementiste », dont les acteurs ont en commun d’entretenir une défiance à l’égard des formes d’action publique institutionnalisées, et dont les rassemblements altermondialistes offrent une projection objectivée. Un usage plus extensif me semble problématique, si l’on entend désigner par cette formule l’action protestataire en général. Le risque est grand de durcir la frontière entre un espace où se retrouveraient des militantismes, divers sous le rapport des causes défendues et des positionnements politiques, mais unifiés sous le rapport des façons de faire entendre leur cause (le registre de l’action collective, directe, protestataire, etc.), et des militantismes plus conventionnels, privilégiant l’action dans les canaux institutionnalisés de l’ordre politique légitime. Or, l’institutionnalisation ancienne du champ syndical ne se traduit pas de manière unilatérale par une euphémisation des pratiques, qui permettrait de séparer nettement les syndicalistes qui « dialoguent » de ceux qui luttent 12. Elle est d’abord le signe de l’existence d’un champ syndical doté, aux yeux des agents qui s’y investissent, de sa propre légitimité. La difficulté à situer les syndicats dans cette géographie conceptuelle tiendrait dès lors à ce que beaucoup de militants syndicaux mobilisent alternativement ces deux registres d’action, tout en se pensant, pour certains d’entre eux, totalement étrangers à l’espace des mouvements sociaux.

 

Notes 

1 « Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l’analyse des mouvements sociaux », Revue française de science politique, 52 (1), 2002 ; « Notes provisoires sur l’espace des mouvements sociaux », ContreTemps, 11, 2004 ; « L’espace des mouvements sociaux », communication au congrès de l’AFSP, Lyon, 2005.  

2 L. Mathieu, « L’espace des mouvements sociaux », com. citée, p. 2.  

3 Entretien du 3-II-06. Les réflexions esquissées ici sont tirées d’une thèse de science politique en cours. Pour une présentation plus détaillée, cf. K. Yon, « La notion d’indépendance syndicale à la CGT-FO : entre légitimisme politique et politisation critique », communication au colloque « Cent ans après la Charte d’Amiens : la notion d’indépendance syndicale face à la transformation des pouvoirs », Amiens, octobre 2006. 

4 C. Pennetier, B. Pudal, « Évolution des méthodes d’analyse du militant ouvrier, archétype du militant », in J. Gotovitch, A. Morelli, dir., Militantisme et militants, EVO, 2000.

5 G. Michelat, M. Simon, Les ouvriers et la politique. Permanence, ruptures, réalignements, Presses de Sciences Po, 2004. Les deux auteurs insistent sur la contribution du militantisme à la perpétuation de cette vision du monde : « l’organisation symbolique ici analysée n’est donc pas le simple redoublement de l’expérience ouvrière vécue, même si elle s’enracine dans cette expérience. Elle en représente une des mises en forme possibles, à connotation politique et idéologique fortes, dans la construction historique de laquelle les multiples courants du syndicalisme et du socialisme ont évidemment joué un grand rôle » (p. 122).  

6 Cf. B. Pudal, Prendre Parti. Pour une sociologie historique du PCF, Presses de la FNSP, 1989.

7 P. Waterman, « Social-movement unionism. A new Union model for a new world order ? », Fernand Braudel Center Review, 1993, XIV, 3.  

8 O. Fillieule, « Propositions pour une analyse processuelle de l’engagement individuel », Revue française de science politique, 51, 1-2, 2001, p. 211. 

9 D. Barbet, « Retour sur la loi de 1884. La production des frontières du syndical et du politique », Genèses, « La construction du syndicalisme », 3, 1991.  

10 J. Lagroye, « Les processus de politisation », in La politisation, Belin, 2003, p. 362-363.

11 K. Yon, « Modes de sociabilité et entretien de l’habitus militant. Militer en bandes à l’AJS-OCI dans les années 1970 », Politix, 70, 2005. 

12 Cf. B. Giraud : « Négocier avec l’État. Les conditions d’appropriation du rôle de partenaire social à travers l’exemple de la CGT », communication au colloque « Cent ans après la Charte d’Amiens : la notion d’indépendance syndicale face à la transformation des pouvoirs », Amiens, octobre 2006, A-C. Wagner : Vers une Europe syndicale. Une enquête sur la confédération européenne des syndicats, Editions du croquant, 2005, ainsi que mes propres remarques dans une note de lecture consacré à cet ouvrage (in Politix, 74, 2006). 

 

Extrait de ContreTemps, n°19, mai 2007, p. 42-49

 

mercredi 28 mai 2025

L'ASSASSINAT d'EUGÈNE VARLIN (28 mai 1871)

 


    Louise Michel décrit l’assassinat par les Versaillais d’Eugène Varlin qui est resté dans l’histoire du mouvement ouvrier, comme  elle-même, le symbole du soulèvement populaire.

    « La  Commune était morte, ensevelissant avec elle des milliers de héros  inconnus. Ce dernier coup de canon à double charge énorme et lourd !  Nous sentions bien que c’était la fin ; mais tenaces comme on l’est dans  la défaite, nous n’en convenions pas...

    Ce même  dimanche 28 mai, le maréchal Mac-Mahon fit afficher dans Paris désert :  “Habitants de Paris, l’armée de la France est venue vous sauver ! Paris  est délivré, nos soldats ont enlevé en quatre heures les dernières  positions occupées par les insurgés. Aujourd’hui la lutte est terminée,  l’ordre, le travail, la sécurité vont renaître”. 

    Ce dimanche-là, du côté  de la rue de Lafayette, fut arrêté Varlin : on lui lia les mains et son  nom ayant attiré l’attention, il se trouva bientôt entouré par la foule  étrange des mauvais jours. On le mit au milieu d’un piquet de soldats  pour le conduire à la butte qui était l’abattoir. La foule grossissait,  non pas celle que nous connaissions : houleuse, impressionnable,  généreuse, mais la foule des défaites qui vient acclamer les vainqueurs  et insulter les vaincus, la foule du vae victis éternel. La Commune  était à terre, cette foule, elle, aidait aux égorgements. On allait  d’abord fusiller Varlin près d’un mur, au pied des buttes, mais une voix  s’écria : “il faut le promener encore” ; d’autres criaient : “allons  rue des Rosiers”.

    Les soldats et l’officier  obéirent ; Varlin, toujours les mains liées, gravit les buttes, sous  l’insulte, les cris, les coups ; il y avait environ deux mille de ces  misérables ; il marchait sans faiblir, la tête haute, le fusil d’un  soldat partit sans commandement et termina son supplice, les autres  suivirent. Les soldats se précipitèrent pour l’achever, il était mort.  Tout le Paris réactionnaire et badaud, celui qui se cache aux heures  terribles, n’ayant plus rien à craindre vint voir le cadavre de Varlin.  Mac Mahon, secouant sans cesse les huit cents et quelques cadavres  qu’avait fait la Commune, légalisait aux yeux des aveugles la terreur et  la mort. 

    Vinoy, Ladmirault, Douay, Clinchamps, dirigeaient l’abattoir  écartelant Paris, dit Lissagaray, à quatre commandements.

      « Combien  eût été plus beau le bûcher qui, vivants, nous eût ensevelis, que cet  immense charnier !

Combien de cendres semées aux quatre vents pour la  liberté eussent moins terrifié les populations, que ces boucheries  humaines !

Il fallait aux vieillards de Versailles ce bain de sang pour  réchauffer leurs vieux corps tremblants. »



Source : Confédération Générale du Travail FORCE OUVRIÈRE 

 

 

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 VARLIN Eugène (Louis, Eugène, dit)

Dictionnaire des anarchistes

 

    Né le 5 octobre 1839 à Claye-Souilly  (Seine-et-Oise), fusillé à Paris le 28 mai 1871 ; ouvrier relieur ;  socialiste, syndicaliste et coopérateur ; un des dirigeants de l’AIT en  France ; membre de la minorité anti-autoritaire de la Commune de Paris.

    Si Eugène Varlin ne peut être considéré comme anarchiste stricto  sensu, le mouvement anarchiste se réclame communément de ce militant  précurseur du syndicalisme révolutionnaire, proche de Bakounine au sein  de la Première Internationale, et membre de la minorité anti-autoritaire  de la Commune de Paris.

    Ouvrier relieur très instruit, Eugène Varlin participa dès 1857 à la  fondation de la Société civile des relieurs, une société de secours  mutuels associant patrons et ouvriers. Il habitait alors 33, rue  Dauphine, à Paris VIe.

    En août 1864, il participa à la grève victorieuse des relieurs. Une  deuxième grève se produisit en 1865, qui échoua. Exclu de la société  mixte patrons-ouvriers, Varlin aida à la création de la Société  d’épargne et de crédit mutuel des ouvriers relieurs, dont il fut élu  président. Partisan de l’égalité des sexes, chose rare à l’époque, Varlin imposa la présence de la future communarde Nathalie Le Mel au  sein du conseil d’administration.

    L’année précédente avait été créée l’Association internationale des  travailleurs (AIT). Le premier bureau parisien s’installa en janvier  1865, 44, rue des Gravilliers, à Paris 3e. Varlin y adhéra (carte  n° 256) et entre à la commission administrative. Du 25 au 29 septembre  1865, il assista à Londres à la conférence de l’AIT, où il fit la  connaissance de Marx.

    Du 3 au 8 septembre 1866 Varlin fut délégué au Ier congrès de l’AIT à  Genève. Il s’y trouva en minorité dans la délégation parisienne en  défendant le droit au travail des femmes, et l’instruction publique  obligatoire des enfants (au lieu de l’éducation par les mères).

    En cette année 1868 commencèrent les poursuites contre l’AIT. En  mars, Eugène Varlin devint un des trois secrétaires de la section  parisienne, où les collectivistes prenaient l’avantage sur les  proudhoniens. En 24 juin, plusieurs responsables de la section furent  condamnés à trois mois de prison et à 100 francs d’amende. Varlin,  écroué en juillet, ne put participer au congrès de Bruxelles de l’AIT.

    À sa sortie de prison, en octobre, Varlin s’attela à la  reconstruction de l’AIT en France. L’année 1869 fut fertile en grèves,  et il s’en fit le promoteur, y voyant « l’organisation des forces  révolutionnaires du travail » (L’Égalité du 20 novembre 1869). La grève,  pour Varlin devait être autant une école de lutte qu’un moyen  d’améliorer la condition ouvrière. Le syndicalisme révolutionnaire  reprendra cette idée.

    L’année 1869 fut aussi une année d’élections. Malgré l’opposition des  « abstentionnistes, proudhoniens enragés », écrivit-il à Aubry le 8  janvier, Varlin présenta, en compagnie de 19 membres de l’AIT, un  programme d’inspiration républicaine et socialiste aux élections  générales de mai.

    Délégué au IVe congrès de l’AIT à Bâle, en septembre 1869, une majorité  collectiviste s’affirma. Hostile à l’étatisme, partisan de  l’auto-organisation des travailleurs, Varlin rejoignit alors, pendant  quelque temps, le courant animé par Michel Bakounine, sans adhérer à  toutes ses vues.
 

    Dans Le Commerce du 19 septembre il écrivit : « Les sociétés  corporatives (résistance, solidarité, syndicat) […] forment les éléments  naturels de l’édifice social de l’avenir ; ce sont elles qui pourront  facilement se transformer en associations de producteurs ; ce sont elles  qui pourront mettre en œuvre l’outillage social et organiser la  production. » Là encore, l’idée sera développée par Fernand Pelloutier.

    Durant le premier semestre 1870, Varlin parcourut le pays aider à  créer des sections de l’AIT. Une nouvelle vague de répression le  contraint à se réfugier en Belgique.

    Rentré en France au lendemain de la proclamation de la République, en  septembre 1870, il devint commandant du 193e bataillon de la Garde  nationale et entra au Comité central provisoire des vingt  arrondissements de Paris avec 6 autres membres de l’AIT. Il cosigna la  circulaire aux sections de province de l’AIT, qui déclarait : « Paris  assiégé par le roi de Prusse, c’est la civilisation, c’est la révolution  en péril. Nous voulons défendre Paris à outrance [...]. Notre  révolution à nous n’est pas encore faite, et nous la ferons lorsque,  débarrassés de l’invasion, nous jetterons révolutionnairement les  fondements de la société égalitaire que nous voulons. »

    Après le 18 mars 1871, Varlin fut élu par les 17e, 12e et 6e  arrondissements pour siéger à la Commune. Varlin choisit de représenter  le 6e et participa à la commission des Finances, passa aux Subsistances  puis à l’Intendance.

    Le 1er mai, il fit partie de la minorité anti-autoritaire du conseil de la Commune qui s’opposa à la création du comité de Salut public. Le 15  mai, il cosigna la déclaration accusant la Commune de Paris d’avoir  « abdiqué son pouvoir entre les mains d’une dictature à laquelle elle a  donné le nom de Salut public. »

    Au cours de la Semaine sanglante, du 21 au 28 mai 1871, Varlin se battit  sur les barricades jusqu’au dernier jour. Il tenta vainement de  s’opposer au massacre des otages. Le dimanche 28, alors qu’il errait rue  Lafayette, il fut dénoncé et arrêté. Conduit rue des Rosiers –  aujourd’hui rue du Chevalier-de-la-Barre – il fut adossé à un mur. Avant  d’être fusillé, il cria : «  se battit  sur les barricades jusqu’au dernier jour. Il tenta vainement de  s’opposer au massacre des otages. Le dimanche 28, alors qu’il errait rue  Lafayette, il fut dénoncé et arrêté. Conduit rue des Rosiers –  aujourd’hui rue du Chevalier-de-la-Barre – il fut adossé à un mur. Avant  d’être fusillé, il cria : « Vive la République ! Vive la Commune ! »